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Référence : Textura Corporation (Re), 2024 CACB 10

Décision du commissaire n1669

Commissioner’s Decision #1669

Date : 2024-05-23

SUJET :

J00

Objet des demandes—Signification de la technique

 

J10

Objet des demandes—Programmes d’ordinateur

 

 

 

TOPIC:

J00

Subject Matter of Applications—Meaning of Art

 

J10

Subject Matter of Applications—Computer Programs

 

 

 

 

 

 

Demande no 2 746 656

Application No. 2746656


BUREAU CANADIEN DES BREVETS

DÉCISION DU COMMISSAIRE AUX BREVETS

Ayant été refusée en vertu du paragraphe 30(3) des Règles sur les brevets (DORS/96–423) dans leur version antérieure au 30 octobre 2019, la demande de brevet numéro 2 746 656 a subséquemment fait l’objet d’une révision, conformément à l’alinéa 199(3)c) des Règles sur les brevets (DORS/2019–251). La recommandation de la Commission d’appel des brevets et la décision du commissaire sont de rejeter la demande.

Agent du Demandeur :

Oyen Wiggs Green & Mutala LLP

The Station

480–601, rue Cordova-Ouest

Vancouver (Colombie-Britannique)

V6B 1G1


 

Introduction

[1] La présente recommandation porte sur la révision de la demande de brevet canadien refusée numéro 2 746 656, intitulée « Qualification préalable de projet de construction » et qui appartient à Textura Corporation. La Commission d’appel des brevets a procédé à une révision de la demande refusée conformément à l’alinéa 199(3)c) des Règles sur les brevets (DORS/2019–251) (les Règles sur les brevets).

[2] Ainsi qu’il est expliqué plus en détail ci-dessous, la Commission d’appel des brevets recommande au commissaire aux brevets de rejeter la demande.

CONTEXTE

La demande

[3] La demande de brevet canadien 2 746 656 a été déposée sous le régime du Traité de coopération en matière de brevets, et la date de dépôt au Canada est le 11 décembre 2009. Elle est devenue accessible au public le 17 juin 2010.

[4] La demande porte sur des systèmes et des procédés conçus pour faciliter la qualification préalable parmi plusieurs organisations dans l’industrie de la construction. Les procédés comportent l’établissement de critères de qualification préalable clairs, la gestion des documents et des évaluations et la prestation d’une plateforme sécurisée pour la gestion des soumissions.

Historique de la poursuite

[5] Le 2 août 2019, une décision finale a été rédigée en vertu du paragraphe 30(4) des Règles sur les brevets (DORS/96–423), dans leur version antérieure au 30 octobre 2019. La décision finale indiquait que les revendications 1 à 47 au dossier à l’époque de la décision finale (les revendications au dossier) définissent un objet non brevetable et ne sont pas conformes à l’article 2 de la Loi sur les brevets.

[6] La réponse à la décision finale, datée du 7 janvier 2020, a fait référence à des commentaires fournis dans des réponses antérieures afin d’appuyer la brevetabilité des revendications au dossier.

[7] Le 4 mars 2022, la demande a été transmise à la Commission d’appel des brevets aux fins de révision en vertu de l’alinéa 199(3)c) des Règles sur les brevets, accompagnée d’un résumé des motifs expliquant que le refus est maintenu. Notamment, subséquemment à la décision finale, le Bureau a mis à jour ses directives pour déterminer si l’objet défini par une revendication est un objet brevetable dans l’énoncé de pratique suivant : Objet brevetable en vertu de la Loi sur les brevets (OPIC, novembre 2020) [EP2020–04]. Le résumé des motifs a appliqué les directives de l’EP2020–04 et a maintenu que les revendications au dossier visent un objet non brevetable, mais a cité le paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets comme autorité juridique pertinente.

[8] Dans une lettre datée du 7 mars 2022, la Commission d’appel des brevets a transmis une copie du résumé des motifs au Demandeur et a demandé qu’il confirme s’il voulait toujours que la demande soit révisée.

[9] Dans des lettres datées du 18 mars 2022 et du 21 mars 2022, le Demandeur a confirmé qu’il souhaitait qu’on procède à la révision.

[10] Le soussigné a été chargé de réviser la demande refusée en vertu de l’alinéa 199(3)c) des Règles sur les brevets. Le 7 mars 2024, j’ai envoyé une lettre de révision préliminaire qui expliquait mon analyse préliminaire et mon opinion que les inventions réelles des revendications 1 à 47 au dossier ne correspondent à aucune catégorie d’invention au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets.

[11] De plus, la lettre de révision préliminaire avisait le Demandeur, conformément au paragraphe 86(9) des Règles sur les brevets, que j’estimais également que les revendications au dossier définissaient un objet interdit par le paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets.

[12] Enfin, la lettre de révision préliminaire offrait au Demandeur la possibilité de produire des observations orales ou écrites.

[13] La lettre de révision préliminaire demandait au demandeur de répondre en date du 21 mars 2024 pour confirmer la viabilité de la date provisoire de l’audience et en date du 4 avril 2024 pour produire des observations écrites. Aucune réponse à la lettre de révision préliminaire n’a été reçue et donc le 3 avril 2024 un courriel a été envoyé au Demandeur demandant la confirmation que la date d’audience était appropriée. Il n’y a eu aucune réponse à cette communication. Le 22 avril 2024, un autre courriel de suivi a été envoyé au Demandeur, l’avisant que, compte tenu de l’absence d’une quelconque réponse et de la date d’audience maintenant passée, je procéderai avec ma révision en fonction du dossier écrit dont je dispose et ferai ma recommandation au commissaire aux brevets.

Les questions

[14] Compte tenu de ce qui précède, les questions suivantes sont examinées dans le cadre de la présente révision :

Interprétation téléologique

Contexte juridique

[15] L’interprétation téléologique précède toute évaluation de la validité : Free World Trust c. Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, au par. 19 [Free World Trust].

[16] Conformément aux arrêts Free World Trust et Whirlpool Corp c. Camco Inc, 2000 CSC 67 [Whirlpool], l’interprétation téléologique est effectuée du point de vue de la personne versée dans l’art à la lumière des connaissances générales courantes pertinentes, en considérant le mémoire descriptif et les dessins. En plus d’interpréter le sens des termes d’une revendication, l’interprétation téléologique distingue les éléments essentiels de la revendication des éléments non essentiels. La question de savoir si un élément est essentiel dépend de l’intention exprimée dans la revendication ou déduite de celle-ci et de la question de savoir s’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art qu’une variante a une incidence matérielle sur le fonctionnement de l’invention.

[17] L’énoncé de pratique EP2020–04 note que tous les éléments dans une revendication sont présumés être un élément essentiel, à moins qu’une telle présomption soit contraire au libellé de la revendication ou que le contraire soit établi : voir également Free World Trust, au par. 57, Distrimedic Inc c. Dispill Inc, 2013 CF 1043, au par. 201.

[18] Puisque l’interprétation de la signification des termes et la détermination des éléments essentiels sont faites à la lumière des connaissances générales courantes pertinentes, je dois d’abord identifier la personne versée dans l’art afin de déterminer ses connaissances générales courantes : Recueil des pratiques du Bureau des brevets (OPIC) [RPBB] à la section 12.02.01, révisée en juin 2015.

Analyse

[19] La lettre de révision préliminaire, aux pages 4 à 7, indique ce qui suit à l’égard de l’identité de la personne versée dans l’art et de ses connaissances générales courantes escomptées :

[traduction]

La personne versée dans l’art et les connaissances générales courantes pertinentes

La décision finale, à la page 2, identifie la personne versée dans l’art et les connaissances générales courantes pertinentes :

La personne versée dans l’art et ses connaissances générales courantes pertinentes (CGC)

À la lumière des énoncés dans la description (paragraphes 0002 et 0003), la personne versée dans l’art visée par la demande de brevet peut être caractérisée comme une personne versée dans la gestion de projet ou un professionnel des affaires dans le domaine de l’entreprise générale et les technologues qui développent des outils pour de tels professionnels.

La personne versée dans l’art posséderait les CGC suivantes : la connaissance des procédures, des tâches et des outils associés à l’appel d’offres, à la soumission, à la qualification préalable, à l’approbation et à la gestion des soumissions de projets.

La réponse à la décision finale n’a pas contesté ces caractérisations, et n’a fait aucun commentaire à leur égard, de la personne versée dans l’art et de ses connaissances générales courantes. De plus, le Demandeur ne propose aucune considération supplémentaire à l’égard de la personne versée dans l’art ou des connaissances générales courantes pertinentes dans cette réponse ou dans toute réponse précédente.

Le résumé des motifs, à la page 2, a présenté la même caractérisation de la personne versée dans l’art et de ses connaissances générales courantes pertinentes que celle fournie dans la décision finale.

En ce qui concerne la personne versée dans l’art, plusieurs décisions judiciaires ont fourni un contexte supplémentaire en ce qui concerne l’identification. Par exemple, la Cour suprême du Canada a expliqué que même si la personne versée dans l’art est réputée ne posséder aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination, un mémoire descriptif de brevet s’adresse aux « aux personnes suffisamment versées dans l’art dont relève le brevet pour être en mesure, techniquement parlant, de comprendre la nature et la description de l’invention » : Whirlpool au par. 53. En outre, « dans le cas de brevets de nature hautement technique et scientifique, cette personne peut être quelqu’un qui possède un niveau élevé de connaissances scientifiques spécialisées et d’expertise dans le domaine spécifique des sciences dont relève le brevet » : Consolboard c. MacMillan Bloedel (Sask) Ltd, [1981] 1 RCS 504, à la p. 525.

En outre, la personne versée dans l’art peut représenter un ensemble de scientifiques, soit des personnes hautement qualifiées et formées qui effectuent de la recherche scientifique pour faire progresser les connaissances dans un domaine d’intérêt, et des chercheurs : Bayer Aktiengesellschaft c. Apotex Inc [1995] 60 CPR (3d) 58, à la p. 79.

Le technicien fictif compétent peut être un ensemble de scientifiques, de chercheurs et de techniciens qui apportent leur expertise combinée pour s’attaquer au problème à l’étude : « Cela est particulièrement vrai lorsque l’invention se rapporte à une science ou à un art qui vise plusieurs disciplines scientifiques » (le juge Wetston dans l’affaire Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc. non publiée, 21 septembre 1994, CF 1re inst., à la page 5 [maintenant publiée à 57 C.P.R. (3d) 488, à la p. 494, 82 F.T.R. 211]).

Compte tenu des considérations ci-dessus et après avoir examiné le mémoire descriptif dans son ensemble, je considère que la description de la personne versée dans l’art présentée dans la décision finale et le résumé des motifs est raisonnable. Par exemple, le par. [0001] de la présente description identifie le domaine de l’invention comme concernant des « systèmes et des procédés pour effectuer la qualification préalable entre plusieurs organisations dans l’industrie de la construction et pour la gestion du processus de soumission ». De plus, l’objet des revendications au dossier concerne l’automatisation des évaluations de qualification préalable, la simplification de la gestion des documents et des processus d’évaluation et la prestation d’une plateforme sécurisée pour la gestion du processus d’approvisionnement pour les projets de construction.

Compte tenu du domaine technique visé par la présente demande de brevet et l’objet des revendications au dossier, j’ajouterais également que, selon mon opinion préliminaire, cette équipe connaît le processus d’approvisionnement relatif aux projets de construction.

En ce qui a trait à la détermination des connaissances générales courantes, il est bien établi que les connaissances générales courantes sont limitées aux connaissances généralement connues des personnes du domaine de l’art ou de la science auxquelles se rapporte un brevet : Apotex Inc c. Sanofi–Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, au par. 37 [Sanofi]; Free World Trust, au par. 31. Par conséquent, les connaissances générales courantes concernent le sous-ensemble des brevets, des articles de journaux et des renseignements techniques, qui est généralement reconnu par des personnes versées dans l’art comme faisant partie des connaissances générales courantes dans le domaine auquel se rapporte un brevet.

Les ouvrages de référence reconnus (tels des manuels, des articles de synthèse, des recueils, etc.) ou le caractère courant démontré de certaines connaissances dans un certain nombre de divulgations dans le domaine sont pertinents à l’enquête : RPBB à la section 12.02.02c, révisée en octobre 2019.

De plus, mon opinion préliminaire est que les renseignements dans le présent mémoire descriptif peuvent être la preuve des connaissances générales courantes puisqu’il peut être raisonnable de considérer les affirmations formulées de façon générale ou élargie de la pratique ou des connaissances conventionnelles comme des connaissances générales courantes : Corning Cable Systems LLC c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1065 et Newco Tank Corp. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 47.

Après avoir examiné le mémoire descriptif, mon opinion préliminaire est que les renseignements concernant les processus utilisés dans l’approvisionnement de projets de constructions établis dans la décision finale et le résumé des motifs auraient été généralement connus par la personne versée dans l’art définie ci-dessus, qui est « suffisamment versée dans l’art dont relève le brevet pour être en mesure, techniquement parlant, de comprendre la nature et la description de l’invention » : Whirlpool, au par. 53.

[20] En l’absence d’observations de la part du Demandeur, j’adopte la définition ci-dessus de la personne versée dans l’art et des connaissances générales courantes pertinentes aux fins de mon analyse finale.

Les revendications au dossier

[21] La lettre de révision préliminaire, aux pages 7 à 10, résumait le contenu des revendications au dossier et exprimait mon opinion préliminaire que leur signification et leur portée auraient été claires pour la personne versée dans l’art :

[traduction]

Il y a 47 revendications au dossier. Les revendications indépendantes 1 et 26 visent des systèmes automatisés de qualification préalable pour des projets de construction mis en œuvre par ordinateur et la revendication 9 vise un procédé mis en œuvre par ordinateur pour gérer les demandes de qualification préalable de projets de construction. La revendication 1 est représentative et se lit comme suit :

1. Un système automatisé de qualification préalable de projet de construction mis en œuvre par ordinateur pour l’utilisation par des organisations à distance par un réseau de communication, ledit système comprenant un serveur incluant un processeur et une mémoire lisible par ordinateur qui stocke des instructions exécutables par ordinateur qui, lorsqu’elles sont exécutées par le processeur, font faire au serveur ce qui suit :

établir une communication électronique entre le serveur et un premier appareil associé à une première organisation au moyen dudit réseau de communication;

recevoir par voie électronique dudit premier appareil par ledit réseau de communication à un premier moment l’information concernant ladite première organisation, ladite information comprenant une pluralité d’éléments de données;

stocker la pluralité d’éléments de données dans une bibliothèque de formulaires incluse dans la mémoire lisible par ordinateur, où la pluralité d’éléments de données peut être réutilisée pour plusieurs demandes de qualification préalable;

stocker une trousse de requête énumérant un sous-ensemble desdits éléments de données requis pour remplir une demande de qualification préalable pour l’évaluation par une deuxième organisation, où la trousse de requête peut être réutilisée pour demander des éléments de données associés à plusieurs organisations;

envoyer par voie électronique, du serveur par le réseau au premier appareil associé à la première organisation, des options sélectionnables pour contrôler l’accès audit sous-ensemble d’éléments de données concernant ladite première organisation, lesdites options comprenant une première option pour permettre l’accès aux éléments de données dans la bibliothèque de formulaires et une deuxième pour refuser l’accès aux éléments de données dans la bibliothèque de formulaires;

contrôler l’accès, par le serveur, aux éléments de données en fonction des options sélectionnables où, en réponse à la première option sélectionnée pour permettre l’accès, le serveur entraîne, à un deuxième moment, la génération par voie électronique d’un premier document de données regroupées incluant un ou plusieurs éléments de données du sous-ensemble d’éléments de données au moyen :

dudit serveur recevant une identification de ladite première organisation,

de l’accès à un gabarit de qualification préalable de la mémoire lisible par ordinateur,

de la recherche de ladite bibliothèque de formulaires pour ledit sous-ensemble d’éléments de données associé à ladite première organisation et de l’accès du sous-ensemble d’éléments de données dans la bibliothèque de formulaires,

du remplissage du gabarit de qualification préalable avec le sous-ensemble de données dans la bibliothèque de formulaires;

communiquer le premier document de données regroupées au premier appareil de la première organisation par ledit réseau de communication pour l’afficher sur le premier appareil;

recevoir une signature électronique de la première organisation confirmant l’exactitude des éléments de données inclus dans le premier document de données regroupées;

en réponse à la réception de la signature électronique de la première organisation, transmettre au deuxième appareil associé à la deuxième organisation par ledit réseau de communication les éléments de données inclus dans le premier document de données regroupées pour l’affichage pour ladite deuxième organisation;

recevoir par ledit réseau de communication une évaluation de ladite deuxième organisation pour chaque élément de données et associer ladite évaluation avec chacun desdits éléments de données;

générer un document d’approbation regroupé final incluant chacune des évaluations de chacun des éléments de données;

recevoir une approbation finale du document d’approbation regroupé final de la deuxième organisation;

attribuer une note à ladite première organisation;

stocker ladite note et une indication de qualification préalable dans la mémoire lisible par ordinateur après avoir reçu l’approbation finale, l’indication de qualification préalable indiquant que ladite première organisation est approuvée pour soumettre des soumissions à la deuxième organisation pour des projets de construction.

Les revendications dépendantes au dossier énoncent des fonctionnalités et des fonctions supplémentaires des systèmes automatisés de qualification préalable de projet de construction mis en œuvre par ordinateur et des procédés pour la gestion des demandes de qualification préalable de projet de construction et la gestion du processus d’appel d’offres.

Signification des termes

Comme il est indiqué ci-dessus, l’interprétation téléologique est effectuée du point de vue de la personne versée dans l’art à la lumière des connaissances générales courantes pertinentes et comprend l’interprétation de la signification des termes d’une revendication.

Il n’y a aucune indication dans le dossier de la poursuite de quelconques questions concernant le langage des revendications; par exemple, la signification des termes ou l’ambiguïté des revendications. Les revendications au dossier ne semblent inclure aucun terme qui ne serait pas connu de la personne versée dans l’art à la lumière de ses connaissances générales courantes pertinentes. Selon mon opinion préliminaire, la personne versée dans l’art comprendrait facilement le langage des revendications et leur signification.

[22] En l’absence d’observations de la part du Demandeur, j’adopte les opinions ci-dessus pour mon analyse finale.

Éléments essentiels

[23] La lettre de révision préliminaire, à la page 10, indique ce qui suit à l’égard des éléments des revendications que la personne versée dans l’art considérerait comme essentiels :

[traduction]

La page 2 du résumé des motifs précise, conformément à l’EP2020–04, ce qui suit : « En l’absence d’une indication contraire dans les revendications, tous les éléments des revendications 1 à 47 sont essentiels. »

Comme il a été mentionné ci-dessus et expressément écrit dans Choueifaty c. Canada (Procureur général), 2020 CF 837, au par. 39, citant Shire Canada Inc c. Apotex Inc, 2016 CF 382, au par. 137, « pour [qu’on] puisse juger un élément d’une revendication comme non essentiel, il doit à la fois établir que (i) suivant une interprétation téléologique des termes employés dans la revendication, l’inventeur n’a manifestement pas voulu qu’il soit essentiel, et que (ii), à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l’art aurait constaté qu’un élément donné pouvait être substitué sans que cela ne modifie le fonctionnement de l’invention » [soulignement dans l’original].

Compte tenu des considérations ci-dessus et après avoir examiné le mémoire descriptif dans son ensemble, mon opinion préliminaire est que la personne versée dans l’art, lisant les revendications 1 à 47, ne considérerait pas les étapes individuelles du procédé ou les éléments informatiques comme optionnels ou non essentiels en fonction du langage des revendications lui-même. Pareillement, mon opinion préliminaire est que la personne versée dans l’art reconnaîtrait que l’utilisation d’un système informatisé pour mettre en œuvre les étapes du procédé dans les revendications au dossier ne pouvait pas être omise ou remplacée.

Par conséquent, je suis d’accord, de façon préliminaire, avec l’évaluation du résumé des motifs et j’estime que tous les éléments des revendications au dossier sont essentiels.

[24] En l’absence d’observations de la part du Demandeur, j’adopte l’identification ci‑dessus des éléments des revendications selon laquelle ces éléments sont essentiels aux fins de ma révision finale.

Objet brevetable

Contexte juridique

[25] Toute invention brevetable doit correspondre à la définition établie à l’article 2 de la Loi sur les brevets, y compris à l’une des catégories définies dans celui-ci :

invention Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

[26] Le paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets prévoit également ce qui suit :

Il ne peut être octroyé de brevet pour de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques.

[27] L’EP2020–04 décrit l’approche du Bureau des brevets pour déterminer si une revendication est un objet brevetable :

Afin d’être un objet brevetable et de ne pas être interdit en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets, l’objet défini par une revendication doit être limité à ou moins vaste que l’invention en question qui est dotée d’une existence physique ou est une manifestation d’un effet ou changement physique discernable et qui a trait à un domaine de réalisations manuelles ou industrielles, ce qui signifie des procédés comportant ou visant des sciences appliquées et industrielles, afin de distinguer, en particulier, des beaux-arts ou des œuvres d’art qui ne sont originales que dans un sens artistique ou esthétique.

[28] La détermination de l’invention réelle est une question pertinente et nécessaire dans l’évaluation de l’objet brevetable : Canada (Procureur général) c. Amazon.com, Inc, 2011 CAF 328, au par. 42 [Amazon]. Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Benjamin Moore & Co, 2023 CAF 168, au par. 68 [Benjamin Moore], cette détermination correspond à la déclaration de la Cour dans Schlumberger Canada Ltd c. Commissaire des brevets, [1982] 1 CF 845 (CA), à la p. 847 [Schlumberger] qu’une évaluation de l’objet brevetable comporte la détermination de ce qui a été découvert selon la demande. L’invention réelle est identifiée dans le contexte de la nouvelle découverte ou connaissance et doit en bout de compte satisfaire à « l’exigence du caractère matériel » qui est implicite à la définition « d’invention » : Amazon, aux par. 65 et 66.

[29] Cependant, Amazon au par. 44, nous avertit qu’une « revendication du brevet [peut] être exprimée dans un langage qui [est] trompeur, de manière délibérée ou par inadvertance » et que ce qui semble à première vue être une « réalisation » ou un « procédé » peut en fait être la revendication d’une formule mathématique, comme c’était le cas dans Schlumberger.

[30] Cette observation est exprimée dans Amazon pour expliquer que la présence d’une application pratique n’est peut-être pas, dans certains cas, suffisante pour satisfaire à l’exigence du caractère matériel, lequel exige quelque chose avec une présence physique ou qui manifeste un effet ou un changement discernable : Amazon, aux par. 66 et 69. Pour illustrer ce point, Amazon fait référence à Schlumberger, où les revendications « n’ont pas été déclarées valides en raison du fait qu’elles avaient trait à l’utilisation d’un outil matériel, un ordinateur, pour donner une application pratique à la nouvelle formule mathématique » : Amazon, au par. 69.

[31] Les préoccupations liées à l’objet brevetable concernant l’utilisation bien connue d’un ordinateur pour traiter un algorithme, illustrées par Schlumberger, sont soulignées dans les facteurs établis dans l’EP2020–04 qui peuvent faire l’objet de considérations dans la révision des inventions mises en œuvre par ordinateur, nommément :

  • le simple fait qu’un ordinateur figure parmi les éléments essentiels de l’invention revendiquée ne signifie pas nécessairement que l’invention revendiquée est un objet brevetable;
  • un algorithme en soi est un objet abstrait non brevetable et est interdit en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets;
  • un ordinateur programmé pour traiter simplement un algorithme abstrait d’une manière bien connue sans en faire plus n’en fera pas un objet brevetable;
  • si le traitement d’un algorithme améliore la fonctionnalité de l’ordinateur, l’ordinateur et l’algorithme formeraient donc ensemble une seule invention réelle qui sera brevetable.

[32] Les facteurs ci-dessus et les préoccupations générales concernant l’emploi bien connu d’un ordinateur pour traiter des algorithmes abstraits peuvent être considérés comme comportant l’évaluation de la nouveauté ou de l’ingéniosité. Le droit canadien n’interdit pas de tenir compte de la nouveauté ou de l’ingéniosité des éléments d’une revendication dans l’examen d’un objet brevetable et trouve appui dans des situations comme celle de Schlumberger où un outil connu, un ordinateur, est utilisé pour donner une formule mathématique abstraite, une demande pratique : Benjamin Moore CAF, aux paragraphes 69 à 70, faisant référence à Amazon. Ces considérations aident avec la détermination de la découverte ou de la nouvelle connaissance, du procédé d’application et de l’invention réelle (Benjamin Moore, au par. 89) qui sont en bout de compte mesurés en fonction de l’exigence du caractère matériel.

[33] Comme il est noté dans Benjamin Moore, au par. 94 (et exprimé de façon similaire dans Amazon, au par. 61), l’exigence du caractère matériel ne sera probablement pas satisfaite sans quelque chose de plus que seulement un instrument bien connu, comme un ordinateur, étant utilisé pour mettre en œuvre un procédé abstrait. Les facteurs établis ci-dessus de l’énoncé de pratique EP2020–04 aident à déterminer si quelque chose de plus est présent.

Analyse

[34] La lettre de révision préliminaire, aux pages 13 à 17, expliquait que, selon mon opinion préliminaire, les revendications 1 à 47 au dossier définissent un objet non brevetable qui ne correspond pas aux catégories d’invention définies à l’article 2 de la Loi sur les brevets et qui est interdit par le paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets :

[traduction]

Le résumé des motifs, aux pages 2 et 3, explique que les revendications au dossier définissent une invention réelle qui n’est pas un objet brevetable :

Comme il ressort clairement des revendications elles-mêmes, lesquelles sont confirmées par le reste du mémoire descriptif examiné à la lumière des CGC pertinentes, les étapes d’entrée, de sortie et de stockage de données des revendications représentent les étapes génériques d’entrée, de sortie et de stockage d’un processus mis en œuvre par ordinateur.

Dans un tel cas, tous les éléments essentiels correspondent uniquement au traitement des données pour obtenir de meilleurs résultats au moyen d’un ordinateur générique. Il est donc nécessaire de vérifier si les étapes mises en œuvre par ordinateur ou l’ordinateur lui-même font partie de l’invention réelle. Il n’y aucune preuve que le fonctionnement de l’ordinateur est amélioré par l’application des règles pour la qualification préalable des soumissionnaires soumissionnant pour un projet au moyen d’un format normalisé pour la qualification préalable des demandes. Cela concerne simplement la saisie des données, la manipulation, le stockage et l’affichage de l’information. Par conséquent, les étapes de traitement de l’entrée, de la sortie et du stockage ne font pas partie d’une seule invention réelle. Puisque la divulgation s’est concentrée sur les formulaires, l’information contenue dans les ensembles de données, l’approbation et le classement des soumissions, l’invention réelle est considérée comme de simples calculs, l’application de règles et le stockage et l’affichage de l’information, lesquels n’ont aucune présence physique et ne manifestent aucun effet ou changement discernable.

Les revendications 1 à 47 définissent une invention réelle qui est un objet exclu en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets et qui n’est pas brevetable.

Après avoir examiné les revendications au dossier, je considère, de façon préliminaire, que « machine » ou « fabrication » constituent la catégorie la plus pertinente d’invention pour les systèmes des revendications 1 à 8 et 26 à 47. La catégorie la plus pertinente pour les procédés des revendications 9 à 25 serait « réalisation ».

À commencer par la revendication indépendante 1, mon opinion préliminaire est que l’invention réelle dans cette revendication semble se limiter à un algorithme abstrait pour la gestion du processus de qualification préalable pour les projets de construction comportant les étapes de manipulation de données et les règles abstraites suivantes :

établir la communication avec une première organisation et recevoir l’information associée à la première organisation comportant une pluralité d’éléments de données;

stocker la pluralité d’éléments de données dans une bibliothèque de formulaires, permettant leur réutilisation dans plusieurs demandes de qualification préalable;

stocker une trousse de requête énumérant un sous-ensemble d’éléments de données requis pour une demande de qualification préalable pour l’évaluation par une deuxième organisation, permettant la récupération de l’information nécessaire pour plusieurs organisations;

envoyer des options sélectionnables pour contrôler l’accès au sous-ensemble d’éléments de données associé à la première organisation, les options comprenant l’autorisation ou le refus de l’accès aux éléments de données dans la bibliothèque de formulaires en fonction des préférences de la première organisation;

générer un premier document de données regroupées en remplissant un gabarit de qualification préalable avec le sous-ensemble d’éléments de données lorsque l’option autorisant l’accès aux éléments de données est sélectionnée;

communiquer le premier document de données regroupées à la première organisation et la confirmation au moyen d’une signature;

communiquer les éléments de données à une deuxième organisation aux fins d’examen et d’évaluation en réponse à la réception de la signature de la première organisation;

générer un document d’approbation regroupé final en fonction des évaluations reçues de chaque élément de données et, à l’approbation par la deuxième organisation, attribuer une note et une indication de qualification préalable à la première organisation;

stocker la note attribuée et l’indication de qualification préalable, indiquant que la première organisation est approuvée pour soumettre des soumissions à la deuxième organisation pour des projets de construction.

Bien que la revendication 1 énonce divers éléments informatiques, comme un serveur incluant un processeur et une mémoire lisible par ordinateur qui stocker des instructions exécutables par ordinateur, le simple fait que ces éléments sont des éléments essentiels ne signifie pas nécessairement que l’invention revendiquée vise un objet brevetable.

Comme il est souligné dans le résumé des motifs, il n’y a aucune suggestion dans le mémoire descriptif que les éléments informatiques revendiqués représentent quoi que ce soit d’autre que des éléments informatiques génériques. Dans le même ordre d’idées, il n’y a aucune suggestion dans le mémoire descriptif que les étapes informatisées revendiquées exécutées par ces éléments représentent quoi que ce soit d’autre que des fonctions bien connues de composantes informatiques génériques ou que le fonctionnement de l’ordinateur soit amélioré par l’application des règles pour la gestion du processus de qualification préalable.

Comme indiqué dans Benjamin Moore, au par. 94, « si la seule nouvelle connaissance consiste en la méthode en soi, c’est cette méthode qui constitue l’objet brevetable. Toutefois, si la nouvelle connaissance se limite au recours à un outil connu (livre ou ordinateur) comme moyen d’application pratique de la méthode, elle ne sera pas visée par la définition prévue à l’article 2 à moins de présenter une autre composante qui respecte les exigences énoncées au paragraphe 66 de l’arrêt Amazon ». Dans la présente affaire, les éléments informatiques, tels que revendiqués, sont simplement utilisés pour faire la sorte de manipulations génériques de données pour lesquels ils sont reconnus : voir Schlumberger. Il n’y a rien dans la revendication 1 pour suggérer que les éléments informatiques sont utilisés au-delà des opérations de traitement de données génériques bien connues. Par conséquent, mon opinion préliminaire est que la « nouvelle connaissance » ou la « découverte » ne comprend pas la mise en œuvre par ordinateur et les éléments informatiques ne font pas partie de l’invention réelle.

Selon mon opinion préliminaire, l’invention réelle de la revendication 1 se limite à un algorithme de qualification préalable de projet de construction abstrait comprenant des règles abstraites pour effectuer la qualification préalable entre plusieurs organisations dans l’industrie de la construction et gérer le processus de soumissions, lequel est une sorte d’idée abstraite qui ne satisfait pas à l’exigence du caractère matériel établi dans Amazon et l’EP2020–04.

La revendication indépendante 9 est semblable à la revendication 1, mais les éléments de données de la première organisation sont comparés aux exigences minimales pour les candidates pour la qualification préalable établies par une deuxième organisation avant l’approbation de soumettre des soumissions. Mon opinion préliminaire est que ces étapes représentent également un algorithme de qualification préalable de projet de construction qui constitue l’invention réelle de cette revendication.

La revendication indépendante 26 est également semblable à la revendication 1, mais comprend un fichier de schématisation pour identifier un participant associé à la deuxième organisation qui peut approuver chacun des éléments de données inclus dans le premier document de données regroupées. Selon mon opinion préliminaire, les variations dans l’information abstraite et les étapes utilisées dans l’algorithme de qualification préalable de projet de construction ne changent pas la nature de l’invention réelle.

De plus, selon mon opinion préliminaire, les caractéristiques supplémentaires énoncées dans les revendications dépendantes 2 à 6, 8, 10 à 19, 22, 23, 25, 27 à 42 et 45 à 47 représentent des variations dans les paramètres de l’algorithme de qualification préalable de projet de construction qui ne changent pas la nature de l’invention réelle. Dans le même ordre d’idées, les revendications 7, 20, 21, 24, 43 et 44 précisent l’utilisation de composants informatiques génériques qui, selon mon opinion préliminaire, ne changent pas la nature de l’invention réelle. Par conséquent, mon opinion préliminaire est que les revendications dépendantes n’ajoutent aucune caractéristique qui satisferait à l’exigence du caractère matériel et rendrait les revendications brevetables.

À la lumière de ce qui précède, mon opinion préliminaire est que, bien que les revendications 1 à 47 au dossier semblent à première vue viser des catégories brevetables d’invention, les inventions réelles de ces revendications visent en fait une série de manipulations de données et de règles abstraites qui n’ont aucune présence physique et qui ne correspondent à aucune catégorie d’invention au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets. De plus, puisque les opérations et règles relatives aux données abstraites sont semblables à de « simples principes scientifiques ou conceptions théoriques », elles sont également interdites à la brevetabilité en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets.

[35] En l’absence d’observations de la part du Demandeur, je conclus que, pour les raisons exposées ci-dessus de la lettre de révision préliminaire, bien que les revendications 1 à 47 au dossier semblent à première vue viser des catégories brevetables d’invention, les inventions réelles de ces revendications visent en fait une série de manipulations de données et de règles abstraites qui n’ont aucune présence physique et qui ne correspondent à aucune catégorie d’invention au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets. De plus, puisque les opérations et règles relatives aux données abstraites sont semblables à de « simples principes scientifiques ou conceptions théoriques », elles sont également interdites à la brevetabilité en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets.


 

Recommandation de la Commission

[36] Compte tenu de ce qui précède, je recommande que la demande soit rejetée pour les motifs suivants :

  • les revendications 1 à 47 au dossier englobent un objet qui ne correspond pas à la définition d’invention et qui n’est pas conforme à l’article 2 de la Loi sur les brevets;
  • les revendications 1 à 47 définissent un objet interdit par le paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets.

Christine Teixeira

Membre

 

 


 

Décision du commissaire

[37] Je souscris aux conclusions de la Commission d’appel des brevets et à sa recommandation de rejeter la demande aux motifs que :

  • les revendications 1 à 47 au dossier englobent un objet qui ne correspond pas à la définition d’invention et qui n’est pas conforme à l’article 2 de la Loi sur les brevets;
  • les revendications 1 à 47 définissent un objet interdit par le paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets.

[38] Par conséquent, conformément à l’article 40 de la Loi sur les brevets, je refuse d’accorder un brevet pour cette demande. Conformément à l’article 41 de la Loi sur les brevets, le Demandeur dispose d’un délai de six mois pour interjeter appel de ma décision à la Cour fédérale du Canada.

Konstantinos Georgaras

Commissaire aux brevets
Fait à Gatineau (Québec)
en ce 23e jour de mai 2024.

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