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Référence : Société des Produits Nestlé S.A. (Re), 2022 CACB 19

Décision du commissaire no 1626

Commissioner’s Decision #1626

Date : 2022-10-12

SUJET :

 

G00

 

 

 

Utilité

 

TOPIC:

 

G00

 

Utility

 


Demande no 2 776 950

Application No. : 2,776,950


BUREAU CANADIEN DES BREVETS

DÉCISION DU COMMISSAIRE AUX BREVETS

Ayant été refusée en vertu du paragraphe 30(3) des Règles sur les brevets (DORS/96423), dans leur version antérieure au 30 octobre 2019, la demande de brevet numéro 2 776 950 a subséquemment fait l’objet d’une révision, conformément à l’alinéa 199(3)c) des Règles sur les brevets (DORS/2019-251). La recommandation de la Commission d’appel des brevets et la décision du commissaire sont d’annuler le refus de la demande et d’accepter cette dernière.

Agent du demandeur :

BORDEN LADNER GERVAIS S.E.N.C.R.L., S.R.L.

World Exchange Plaza

100, rue Queen, bureau 1300

Ottawa (Ontario) K1P 1J9


INTRODUCTION

[1] La présente recommandation concerne la révision de la demande de brevet canadien refusée numéro 2 776 950, qui est intitulée « Utilisation d’isoflavones dans la prévention ou le traitement de sarcopénie et d’atrophie musculaire » et qui appartient à Société des Produits Nestlé S.A. (le Demandeur).

[2] La Commission d’appel des brevets (la Commission) a procédé à une révision de la demande refusée conformément à l’alinéa 199(3)c) des Règles sur les brevets (DORS/2019-251) (les Règles sur les brevets). Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, nous recommandons que le commissaire aux brevets accepte la demande.

Contexte

La demande

[3] La demande a une date de dépôt du 8 octobre 2010 et est devenue accessible au public le 14 avril 2011.

[4] La demande concerne l’utilisation d’isoflavones naturelles ou de leurs métabolites dans la prévention ou le traitement de la sarcopénie et de l’atrophie musculaire, deux maladies qui comprennent la perte de masse musculaire squelettique.

[5] Les revendications à l’étude sont les revendications 1 à 23 au dossier, datées du 18 décembre 2017 (les revendications au dossier).

Historique de la poursuite

[6] Le 11 octobre 2019, une décision finale (DF) refusant les revendications au dossier a été rendue en vertu du paragraphe 30(4) des Règles sur les brevets (DORS/96-423), dans leur version antérieure au 30 octobre 2019. La DF indiquait que les revendications au dossier ont été refusées parce qu’elles englobaient des réalisations dont l’utilité n’avait pas été établie par une démonstration ou une prédiction valable, comme l’exige l’article 2 de la Loi sur les brevets.

[7] Le 12 mars 2020, une réponse à la DF (RDF) a été déposée par le Demandeur. Dans la RDF, le Demandeur a présenté un certain nombre d’arguments à l’appui de la brevetabilité des revendications au dossier.

[8] L’examinateur n’a pas été convaincu par les arguments fournis dans la RDF, et la demande a donc été transmise à la Commission avec un résumé des motifs (RM) le 20 juillet 2020.

[9] Le RM a été transmis au Demandeur le 23 juillet 2020. Dans une lettre datée du 13 octobre 2020, le Demandeur a exprimé qu’il souhaitait toujours que la Commission procède à la révision de la demande.

[10] Le présent Comité a été constitué dans le but de réviser la demande refusée et de présenter une recommandation au commissaire quant à la décision à rendre. Nos conclusions sont énoncées ci-dessous.

Question

[11] La présente révision examinera la question de savoir si l’utilité de l’objet des revendications 1 à 23 au dossier était établie à la date de dépôt au Canada, comme l’exige l’article 2 de la Loi sur les brevets.

Principes juridiques et pratique du Bureau

Interprétation téléologique

[12] Conformément à Free World Trust c. Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, et à Whirlpool Corp c. Camco Inc, 2000 CSC 67, l’interprétation téléologique est faite du point de vue d’une personne versée dans l’art à la lumière des connaissances générales courantes (CGC) pertinentes, compte tenu de l’ensemble de la divulgation, y compris le mémoire descriptif et les dessins. En plus d’interpréter le sens des termes d’une revendication, l’interprétation téléologique distingue les éléments essentiels de la revendication des éléments non essentiels. La question de savoir si un élément est essentiel dépend de l’intention exprimée dans la revendication ou déduite de celle-ci et de la question de savoir s’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art qu’une variante a un effet matériel sur le fonctionnement de l’invention.

[13] Nous considérons que tous les éléments présentés dans une revendication sont présumés essentiels, à moins que le contraire soit établi ou qu’une telle présomption aille à l’encontre du libellé de la revendication.

Utilité

[14] L’utilité est exigée par l’article 2 de la Loi sur les brevets :

« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

[15] Dans AstraZeneca Canada Inc c. Apotex Inc, 2017 CSC 36, au par. 53 [AstraZeneca], la Cour suprême du Canada a déclaré que « [l’]utilité […] variera en fonction de l’objet de l’invention cerné à la suite de l’interprétation des revendications » et a expliqué l’approche qui devrait être adoptée pour déterminer si un brevet divulgue une invention avec suffisamment d’utilité en vertu de l’article 2 de la Loi sur les brevets :

[54] Pour déterminer si un brevet divulgue une invention dont l’utilité est suffisante au sens de l’art. 2, les tribunaux doivent procéder à l’analyse suivante. Ils doivent d’abord cerner l’objet de l’invention suivant le libellé du brevet. Puis, ils doivent se demander si cet objet est utile – c’estàdire, se demander sil peut donner un résultat concret.

 

[55] La Loi ne prescrit pas le degré d’utilité requis. Elle ne prévoit pas non plus que chaque utilisation potentielle doit être réalisée – une parcelle d’utilité suffit. Une seule utilisation liée à la nature de l’objet est suffisante, et l’utilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable à la date de dépôt : AZT, par. 56.

[16] Par conséquent, l’utilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable à la date de dépôt de la demande de brevet canadien. L’utilité ne peut pas être étayée par les éléments de preuve et les connaissances qui ne sont devenues disponibles qu’après cette date (voir également Apotex Inc c. Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, au par. 56 [AZT], cité dans le passage ci‑dessus).

[17] La doctrine de la prédiction valable permet l’établissement d’une utilité affirmée même lorsque cette utilité n’a pas été complètement vérifiée à la date de dépôt. Cependant, une demande de brevet doit fournir un « solide enseignement » de l’invention revendiquée plutôt que de « simples spéculations » (AZT, au par. 69).

[18] La validité d’une prédiction est une question de fait (AZT, au par. 71). L’analyse de cette validité doit tenir compte de trois éléments (AZT, au par. 70) :

· la prédiction doit avoir un fondement factuel;

· à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et valable qui permet d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

· il doit y avoir divulgation suffisante du fondement factuel et du raisonnement.

[19] Ces éléments sont évalués du point de vue de la personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet, en tenant compte de ses CGC. De plus, à l’exception des CGC, le fondement factuel et le raisonnement doivent être inclus dans la demande de brevet (voir Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, aux par. 152 et 153 [Bell helicopter]).

[20] Bien qu’une prédiction n’ait pas à être une certitude pour être valable, il doit à première vue y avoir une conclusion raisonnable d’utilité (Gilead Sciences, Inc c. Idenix Pharmaceuticals Inc, 2015 CF 1156, au par. 251; Mylan Pharmaceuticals ULC c. Eli Lilly Canada Inc, 2016 CAF 119, au par. 55).

Analyse

Interprétation téléologique

[21] Il y a 23 revendications au dossier. Les revendications 1, 10, 14 et 20 sont les seules revendications indépendantes. Les revendications 1 et 10 sont représentatives :

[traduction]

Revendication 1. Utilisation d’équol, de daidzéine ou de daidzine pour le traitement de la sarcopénie chez un animal, où l’équol, la daidzéine ou la daidzine est formulée à des fins d’administration à un animal en quantité suffisante pour le traitement de la sarcopénie, où l’animal est un chien.

 

Revendication 10. Composition pour le traitement de la sarcopénie chez un animal, où :

la composition comprend de l’équol, de la daidzéine ou de la daidzine, ainsi qu’un diluant ou un porteur pouvant être utilisé dans un supplément alimentaire ou une composition alimentaire;

la composition est formulée à des fins d’administration avec une quantité suffisante d’équol, de daidzéine ou de daidzine pour le traitement de la sarcopénie; et

l’animal est un chien.

[22] La revendication indépendante 14 est identique à la revendication 1, mais l’utilisation citée concerne le traitement de l’atrophie musculaire au lieu de la sarcopénie. De même, la revendication indépendante 20 est identique à la revendication 10, mais la composition citée concerne le traitement de l’atrophie musculaire et que l’ingrédient actif est limité à l’équol seulement.

[23] Les revendications dépendantes 2 à 9, 11 à 13, 15 à 19 et 21 à 23 définissent d’autres limites du produit ou de sa composition, comme l’inclusion d’autres isoflavones (revendications 2, 3, 11, 12, 15, 16, 21 et 22), la formulation du produit en tant que composition alimentaire ou supplément alimentaire (revendications 5, 6, 7, 17 et 18), la source de l’équol, de la daidzéine ou de la daidzine (revendications 9, 13, 19 et 23) et d’autres limites imposées relativement au chien (revendications 4 et 8).

La personne versée dans l’art et ses connaissances générales courantes

[24] Ni la DF ni la RDF n’a formellement défini la personne versée dans l’art. Selon le mémoire descriptif dans son ensemble, nous sommes d’avis que la personne versée dans l’art serait une personne ou une équipe possédant des connaissances et une expertise dans le domaine des maladies ou des affections impliquant une dégradation musculaire, comme la sarcopénie et l’atrophie musculaire; des applications médicinales d’agents phytochimiques comme les isoflavones; et de la métabonomique, c’est-à-dire l’étude de la réponse métabolique du corps à des facteurs externes, comme un régime alimentaire.

[25] Même si la personne versée dans l’art n’a pas été définie, les documents suivants ont été cités dans la DF afin d’établir que certains éléments de connaissance auraient constitué des CGC, bien que la DF et la RDF n’aient pas accepté que ces documents ou les renseignements qu’ils divulguaient étaient des CGC :

D1 : Aubertin-Leheudre et coll., « Six months of isoflavone supplement increases fat-free mass in obese-sarcopenic postmenopausal women: a randomized double-blind controlled trial » (février 2007), Eur J Clin Nutri, vol. 61, pages 1442-1444

D2 : WO 2005/089567 A1 Pan 29 septembre 2005

D3 : Cesari et coll., « Biomarkers of sarcopenia in Clinical Testing-recommendations from the International Working Group on Sarcopenia » (août 2012), J Cachexia Sarcopenia Muscle, vol. 3, pages 181-190

[26] À titre d’introduction de ce qui est indiqué dans la DF et la RDF relativement à ces documents, nous examinerons d’abord les principes régissant l’évaluation des CGC qui sont énoncés dans Eli Lilly & Company c. Apotex Inc, 2009 CF 991, au par. 97, confirmée par 2010 CAF 240, citant General Tire & Rubber Co v. Firestone Tyre & Rubber Co Ltd, [1972] RPC 457, [1971] FSR 417 (CA du R-U), aux p. 482 et 483 (du RPC) :

[traduction] Il faut évidemment prendre soin de distinguer les connaissances générales courantes attribuées à une personne à qui s’adresse un tel brevet de ce que le droit des brevets considère comme des connaissances publiques. Cette distinction est bien expliquée dans Halsbury’s Law of England, vol. 29, paragraphe 63. Pour ce qui est du mémoire descriptif du brevet, la notion quelque peu artificielle (d’après lord Reid dans l’affaire Technograph, [1971] F.S.R. 188, à la page 193) du droit des brevets veut que chaque mémoire descriptif, des 50 dernières années, fasse partie des connaissances publiques pertinentes s’il se trouve à quelque endroit du bureau des brevets, même s’il est peu vraisemblable qu’il sera consulté et quelle que soit la langue dans laquelle il est rédigé. Par ailleurs, les connaissances générales courantes sont un concept différent dérivé d’une conception rationnelle de ce qui serait en fait connu par une personne adéquatement versée dans l’art – le genre d’homme, qui fait bien son travail et qui existerait réellement.

 

Les deux catégories de documents à examiner relativement aux connaissances générales courantes en l’espèce étaient un mémoire descriptif de brevet individuel et des « publications à grand tirage ».

 

En ce qui concerne la première catégorie de documents, il est clair que les mémoires descriptifs de brevets individuels et leur contenu ne font habituellement pas partie des connaissances générales courantes, bien que des mémoires descriptifs puissent être si bien connus chez ceux qui sont versés dans l’art que lorsque cet état de choses est établi, ils font partie de ces connaissances et il peut y avoir des secteurs d’activité précis (comme celui de la photographie couleur) dans lesquels la preuve peut indiquer que tous les mémoires descriptifs font partie des connaissances pertinentes.

 

Pour ce qui est des documents scientifiques en général, le juge Luxmoore a déclaré ce qui suit dans British Acoustic Films (53 R.P.C. 221, à la page 250) :

 

[traduction] « À mon avis, pour les connaissances générales courantes, il ne suffit pas de prouver qu’une divulgation a été faite dans un article, une série d’articles, dans une revue scientifique, peu importe l’importance du tirage de cette revue, en l’absence de toute preuve selon laquelle la divulgation est généralement acceptée par ceux versés dans l’art auquel se rapporte la divulgation. Une connaissance précise divulguée dans un document scientifique ne devient pas une connaissance générale courante simplement parce que le document est lu par de nombreuses personnes et encore moins parce qu’il a un fort tirage. Une telle connaissance fait partie des connaissances générales courantes uniquement lorsqu’elle est connue de manière générale et acceptée sans hésitation par ceux versés dans l’art particulier; en d’autres mots, lorsqu’elle fait partie du lot courant des connaissances se rapportant à l’art. » Un peu plus loin, faisant la distinction entre ce qui a été écrit et ce qui a été utilisé, il a déclaré ce qui suit :

 

[traduction] « Il est assurément difficile d’évaluer comment l’utilisation d’une chose, qui dans la réalité n’a jamais été utilisée dans un art particulier, peut être reconnue comme appartenant aux connaissances générales courantes de l’art. »

 

Ces passages ont souvent été cités et aucune décision ne nous a été présentée dans laquelle ils étaient critiqués. Nous les acceptons comme énonçant correctement le droit en général sur ce point, bien que nous réservions pour un examen plus approfondi la question de savoir si les mots « acceptée sans hésitation » ne mettent pas la barre plutôt haute : pour les fins de la présente affaire, nous sommes disposés, sans souhaiter présenter une définition complète, à leur substituer les mots « généralement considérée comme un bon fondement pour continuer. »

[27] Compte tenu des principes énoncés ci-dessus, nous estimons que la question pertinente est de savoir si un élément de connaissance donné était généralement connu et accepté sans question par la majorité de ceux qui participent aux domaines particuliers des maladies ou conditions impliquant une dégradation musculaire, des applications médicinales d’agents phytochimiques ou de la métabonomique au moment pertinent.

[28] Les ouvrages de référence reconnus (tels des manuels, des articles de synthèse, des recueils, etc.) ou le caractère courant démontré de certaines connaissances dans un certain nombre de divulgations dans le domaine sont donc pertinents à l’enquête. Les connaissances générales courantes à une date donnée peuvent être confirmées par des publications ultérieures ou en établissant que les connaissances ont été reconnues dans le domaine sur une certaine période (voir la section 12.02.02c du Recueil des pratiques du Bureau des brevets [RPBB] (OPIC)).

[29] D1 est un article de type « résumé » cité dans la DF qui divulgue une étude de l’effet des isoflavones sur la masse maigre des femmes qui ne mentionne pas la mesure des niveaux d’acides aminés dans le sang comme moyen de détecter une dégradation musculaire. La RDF s’est opposée à cette citation, soutenant qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant que D1 ou l’étude qu’il divulgue seraient des CGC. Étant donné que D1 n’est pas un article de synthèse et n’est pas corroboré par d’autres divulgations dans le domaine, nous convenons qu’il n’y a aucun élément de preuve ou motif qui indiquerait que D1 ou un quelconque renseignement qu’il contient aurait constitué des CGC de la personne versée dans l’art.

[30] D2 est une demande de brevet qui divulgue des études sur l’effet de l’ajout de tourteau de germe de soya au régime de chiens en surpoids. D2 a été présenté par le Demandeur dans la lettre du 12 septembre 2018 comme preuve que l’inventeur, et non la personne versée dans l’art, savait que le principal métabolite du tourteau de germe de soya pour chiens est l’équol. À la page 8, en s’appuyant uniquement sur D2, la RDF soutient que l’équol était [traduction] « connu » comme étant le métabolite prédominant des isoflavones dans le sang des chiens nourris avec du tourteau de germe de soya et que la daidzéine et la daidzine étaient [traduction] « connues » pour métaboliser l’équol. Cependant, il n’y a aucun élément de preuve ou motif indiquant que cette demande de brevet ou les résultats de ces études auraient constitué des CGC de la personne versée dans l’art.

[31] Contrairement aux deux premiers documents, D3, qui est cité dans la DF, est un article de synthèse qui peut être accepté comme ouvrage de référence reconnu établissant les CGC de la personne versée dans l’art, puisqu’il se rapporte à la sarcopénie et à l’utilisation de marqueurs biologiques pour évaluer les changements dans les muscles squelettiques. Cependant, la RDF s’est opposée à cette citation, faisant valoir qu’il est incorrect de suggérer que ce document reflétait les CGC à la date de dépôt parce qu’il a été publié près de deux ans après cette date (aux p. 7 à 9). La RDF faisait valoir que les conclusions énoncées dans D3 auraient pu être tirées en fonction des développements survenus dans l’art entre la date de dépôt et la date de publication de D3. De plus, le Demandeur a mentionné des énoncés à la page 186 de D3 qui indiquent que le domaine était apparemment en évolution et que, par conséquent, on ne peut pas présumer que les CGC en 2012 étaient les mêmes que celles qui auraient été acceptées à la date de dépôt, près de deux ans plus tôt. Bien que le RPBB indique que les CGC peuvent être confirmées par des publications ultérieures dans certains cas, nous sommes d’accord avec la RDF que D3 indique que le domaine était en évolution pendant la période précédant sa publication. Pour ce motif, nous sommes d’accord avec la RDF que les articles de synthèse ou les autres sources jurisprudentielles qui ont été publiés avant la date pertinente sont plus dûment pris en compte en l’espèce.

[32] En plus des renseignements fournis dans la description, qui était limitée à certains égards importants, nous avons examiné davantage la littérature scientifique pertinente afin de comprendre l’état de la technique et de définir les CGC pertinentes. Nous avons cerné les quatre articles suivants et un chapitre d’un manuel :

T. Lang et coll., « Sarcopenia: etiology, clinical consequences, intervention, and assessment » (2010), 21:4 Osteoporos Int, pages 543-559

William Evans, « Skeletal muscle loss: cachexia, sarcopenia, and inactivity » (2010), 91:4 Supplement Am J Clin Nutr, pages 1123S-1127S

Anton Wagenmakers, « Protein and amino acid metabolism in human muscle » (1998), dans E.A. Richter et coll., éd., Skeletal muscle metabolism in exercise and diabetes, Advances in Experimental Medicine and Biology (série de livres), Springer, Boston

Kenneth Setchell et coll., « Equol: History, Chemistry, and Formation » (juin 2010), 140:7 Supplement J Nutri, pages 1355S-1362S

Serge Rezzi et coll., « Nutritional metabonomics: applications and perspectives » (2007), 6:2 J Proteome Res, pages 513-525

[33] À notre avis, la divulgation des documents susmentionnés et la description en instance confirment que les éléments de connaissance suivants étaient généralement connus et acceptés sans question par la majorité de ceux qui participent aux domaines particuliers des maladies ou conditions impliquant une dégradation musculaire, des applications médicinales d’agents phytochimiques ou de la métabonomique :

· le muscle squelettique se caractérise par un équilibre dynamique entre la synthèse des protéines musculaires à partir d’acides aminés libres et la dégradation ou la dissociation des protéines musculaires en acides aminés libres (Lang, à la p. 546);

· la perte de masse musculaire squelettique résulte d’un déséquilibre entre le taux de synthèse et le taux de dégradation (Evans, à la p. 1123S; Lang, à la p. 546);

· le déséquilibre des protéines musculaires squelettiques se produit lorsqu’une personne vieillit (sarcopénie), souffre d’une maladie (cachexie) et est inactive (atrophie musculaire) en raison d’adaptations métaboliques qui i) augmentent le taux de dégradation (cachexie) ou ii) diminuent le taux de synthèse (atrophie due à une inactivité), ou encore iii) une combinaison des deux (sarcopénie) (Evans, à la p. 1123);

· bien que certains tissus, comme les tissus hépatiques, puissent métaboliser les 20 acides aminés impliqués dans la synthèse des protéines corporelles, les tissus musculaires squelettiques ne peuvent en métaboliser que six : la leucine, la valine, l’isoleucine, l’asparagine, l’aspartate et le glutamate (Wagenmakers, à la p. 307);

· contrairement aux dix-sept autres protéines corporelles, la leucine, la valine et l’isoleucine – qui sont les seuls acides aminés essentiels à chaîne ramifiée – sont métabolisées principalement par le tissu musculaire squelettique (Wagenmakers, à la p. 307);

· les isoflavones sont des agents phytochimiques naturels présents dans le soya qui imitent les effets de l’œstrogène en régulant l’équilibre hormonal et en réduisant le risque d’ostéoporose et de plusieurs autres maladies (description, au par. 0003);

· les deux isoflavones que l’on retrouve en plus grande quantité dans la fève de soya sont la daidzéine et la génistéine, mais le germe de soya est élevé principalement en daidzéine (Setchell, aux p. 1356S et 1359S);

· l’équol n’est pas elle-même présente dans le soya, mais il est produit métaboliquement à partir d’autres isoflavones (Setchell, à la p. 1358S);

· la conversion métabolique de la daidzéine en équol (et la conversion de la daidzine en daidzéine, puis de la daidzéine en équol) est effectuée exclusivement par des bactéries intestinales (Setchell, aux p. 1356S et 1357S);

· les animaux convertissent métaboliquement la daidzéine et la daidzine en équol, mais l’étendue et l’efficacité dépendent de leurs bactéries intestinales, qui varient d’une espèce à l’autre – par exemple, les rongeurs convertissent la daidzéine et la daidzine en équol très efficacement, tandis que les porcs le font moins efficacement (Setchell, à la p. 1358S);

· de l’équol a été détectée dans l’urine des chiens (Setchell, à la p. 1355S);

· l’équol a été synthétisée ou produite commercialement à partir de bactéries productrices d’équol pour son utilisation dans des produits nutraceutiques (Setchell, aux p. 1357S et 1358S);

· la métabonomique étudie la réponse de l’organisme à des facteurs externes, comme un régime alimentaire, en détectant et en analysant les métabolites, et elle est particulièrement adaptée à l’évaluation des réponses métaboliques aux déficiences ou aux excès de nutriments et d’agents bioactifs (Rezzi, à la p. 513);

· la métabonomique est axée sur la détection des changements dans la distribution et la concentration des métabolites au fil du temps dans les cellules et les tissus qui ont un lien direct avec l’activité des protéines et l’activité métabolique (Rezzi, à la p. 514).

Les éléments essentiels

[34] Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, nous considérons que tous les éléments présentés dans une revendication sont présumés essentiels, à moins que le contraire soit établi ou qu’une telle présomption aille à l’encontre du libellé de la revendication. À notre avis, la personne versée dans l’art qui lit les revendications 1 à 23 dans le contexte du mémoire descriptif dans son ensemble et qui possède les CGC comprendrait qu’aucun libellé utilisé dans les revendications n’indique que l’un ou l’autre des éléments est facultatif ou préférable, ou qu’il était autrement destiné à être non essentiel. Nous estimons donc que tous les éléments des revendications 1 à 23 sont essentiels.

Utilité

[35] À la page 2, la DF soutient que l’objet des revendications 1 à 23 au dossier ne correspond pas à la définition d’« invention » énoncée à l’article 2 de la Loi sur les brevets parce que l’utilité n’a pas été établie par une démonstration ou une prédiction valable. Plus précisément, il n’y avait aucun élément de preuve montrant que l’utilité avait été établie par une démonstration avant la date de dépôt et, selon les faits, l’analyse présentée dans la DF a conclu que l’utilité n’était pas établie par une prédiction valable.

[36] La RDF a contesté l’absence d’utilité de l’objet revendiqué et a présenté un certain nombre d’arguments, y compris le fait que rien dans l’article 2 ou le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets n’oblige un demandeur à divulguer l’utilité d’une invention ou des données d’essai relatives à l’utilité de l’invention dans une demande de brevet. La RDF indique aussi implicitement que des éléments de preuve extrinsèque de l’utilité démontrée peuvent avoir existé, mais cela n’a pas été explicitement indiqué. Quoi qu’il en soit, la RDF fait valoir qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve divulgués dans la demande pour formuler une prédiction valable de l’utilité à la date de dépôt.

[37] Nous sommes d’accord avec la RDF que le Demandeur n’a aucune obligation législative de divulguer l’utilité d’une invention ou de fournir des données d’essai expérimental dans sa demande de brevet. Cependant, à notre avis, ce point est théorique parce que la demande à l’étude a explicitement divulgué des données sur l’utilité et l’essai dans la description, et la demande établit un lien explicite avec une utilité particulière qui est énoncée dans les revendications au dossier.

[38] Les premières étapes d’une analyse de l’utilité consistent à cerner l’objet de l’invention tel que revendiqué dans la demande de brevet et à se demander si cet objet est utile – c’estàdire, se demander s’il peut donner un résultat concret (AstraZeneca, aux par. 54 et 55). À la page 4, la DF définit l’utilité comme étant les utilisations qui sont clairement énoncées dans les revendications : traitement de la sarcopénie ou de l’atrophie musculaire chez les chiens à l’aide d’équol, de daidzéine ou de daidzine. En réponse, la RDF a convenu, à la section 7 de la page 7, que l’utilité qui devait être établie est la même utilité cernée dans les revendications. Nous convenons également que l’utilité de l’équol, de la daidzéine ou de la daidzine dans le traitement de la sarcopénie ou de l’atrophie musculaire qui est invoquée dans les revendications est le résultat concret qui a dû être établi à la date de dépôt.

[39] En ce qui concerne l’exemple présenté aux pages 7 à 10 et les données d’essai fournies dans le tableau 1 et les figures 1 et 2, il ne s’agit pas de données démontrant le traitement de la sarcopénie ou de l’atrophie musculaire chez les chiens, ni des résultats de l’administration d’équol, de daidzéine ou de daidzine à des chiens. Au contraire, l’expérience a surveillé les changements dans les niveaux de marqueurs biologiques et les trajectoires métaboliques au fil du temps chez des chiens sains qui étaient trop nourris et auxquels on a également donné un supplément de tourteau de germe de soya. Les conclusions sont tirées à partir de ces données et sont étendues à la dégradation musculaire et à l’amyotrophie qui caractérisent la sarcopénie et l’atrophie musculaire. À notre avis, la personne versée dans l’art qui lit la demande comprendrait, au regard de cette discussion et des conclusions tirées, que le résultat réel revendiqué dans les revendications était fondé sur une prédiction fondée sur ces données.

L’utilité faisait-elle l’objet d’une prédiction valable à la date de dépôt?

Fondement factuel et raisonnement valable

[40] À la page 4, la DF a défini le fondement factuel à partir des données obtenues suite aux essais sur les chiens, tels que décrits dans l’exemple 1. Plus précisément, les effets d’un régime alimentaire enrichi de 5 % de tourteau de germe de soya sur 30 labradors maigres ont été étudiés à l’aide de la métabonomique pour surveiller les changements dans les niveaux de divers métabolites dans le plasma sanguin au fil du temps en fonction d’un niveau de référence. La même nourriture de contrôle (qui contient notamment 25 % de plus que ce qui est nécessaire pour répondre à leurs besoins en énergie de maintien) a été donnée aux chiens pendant neuf mois et un supplément d’isoflavones de 5 % de tourteau de germe de soya a été donné à la moitié des chiens. Des échantillons de plasma sanguin ont été prélevés au niveau de référence et tous les trois mois au cours des neuf mois d’essai. L’exemple explique que les concentrations de métabolites dans le plasma de chaque groupe indiquent que les animaux ont eu une réponse physiologique aux isoflavones du tourteau de germe de soya et que (selon des statistiques multivariées) les données montrent des trajectoires métaboliques distinctes chez les animaux auxquels on a donné des isoflavones par rapport au groupe témoin au fil du temps, comme le montre la figure 2. En ce qui concerne les niveaux d’acides aminés en particulier, la description indique ce qui suit :

[traduction]

En renvoyant au tableau 1, les données montrent qu’une augmentation de la dégradation musculaire est évitée chez les animaux qui ont reçu les isoflavones. Il n’y a eu aucune augmentation des concentrations de leucine, de valine, de thréonine, d’histidine, de méthionine et de 3-méthyle-histidine en circulation dans le plasma. Les résultats montrent que les isoflavones sont utiles pour prévenir ou traiter la dégradation musculaire et l’amyotrophie qui sont caractéristiques de la sarcopénie et de l’atrophie musculaire causée par une maladie ou d’autres conditions. [Le soulignement est de nous.]

[41] À la page 4, la DF explique qu’il est affirmé que l’augmentation dans le groupe témoin de ces six acides aminés par rapport au niveau de référence est significative, mais qu’il n’est pas clair pourquoi. Bref, la position de la DF est qu’il n’y a pas d’autres faits divulgués liant les changements dans les concentrations de ces acides aminés dans le plasma à la dégradation, et il n’y a aucun lien entre les trois composés revendiqués (c’est-à-dire l’équol, la daidzéine et la daidzine) et le métabolisme du tourteau de germe de soya. De plus, rien n’indiquait que ces renseignements étaient des CGC qui auraient pu, en théorie, être considérées comme faisant partie des faits ou du raisonnement sur cette base.

[42] En réponse, la RDF soutient, à la page 8, que, puisque les concentrations particulières dans le plasma, telles qu’indiquées dans le tableau 1, n’étaient pas élevées dans le groupe auquel on a donné le supplément de germe de soya, et puisque c’était la seule différence entre les deux groupes, il est raisonnable d’attribuer cette différence au supplément. Nous sommes d’accord avec cet énoncé et ajoutons qu’il est plus raisonnable d’attribuer la différence entre les trajectoires métaboliques des deux groupes, telles qu’illustrées à la figure 2, au supplément de germe de soya.

[43] Cependant, nous sommes d’accord avec la DF qu’il n’y a pas d’autres faits ou renseignements dans le mémoire descriptif liant ces acides aminés particuliers à la dégradation d’une protéine musculaire squelettique. Il y a de nombreuses protéines corporelles dont la dégradation entraînerait une augmentation des niveaux d’acides aminés dans le plasma en cas de déséquilibre entre la production et la dégradation de protéines. De même, nous sommes d’accord avec la DF qu’il n’y a pas d’autres faits ou renseignements dans le mémoire descriptif liant le tourteau de germe de soya à l’équol, à la daidzéine et à la daidzine.

[44] Cependant, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, les faits ou les CGC qui sont pertinents au fondement factuel et au raisonnement peuvent être pris en compte même s’ils n’ont pas été inclus dans la demande (Bell Helicopter, aux par. 152 et 153). Un certain nombre de ces faits ont été définis ci-dessus comme étant des CGC pertinentes. Il est bien connu que la métabonomique permet de détecter des changements dans les réponses métaboliques du corps à des nutriments et à des agents bioactifs (Rezzi, aux p. 513 et 514) et que les changements dans les niveaux de leucine et de valine sont particulièrement révélateurs d’un déséquilibre dans le métabolisme musculaire squelettique (Wagenmakers, à la p. 307). De plus, le germe de soya a la teneur la plus élevée en daidzéine (par rapport aux autres isoflavones), et comme le montre clairement la détection d’équol dans leur urine, les chiens possèdent les bactéries intestinales nécessaires pour métaboliser la daidzéine en équol (Setchell, aux p. 1355S à 1359S).

[45] Compte tenu de la différence marquée dans les niveaux de leucine et de valine qui, au regard des CGC, étaient reconnues comme étant principalement métabolisées dans la masse musculaire squelettique, nous estimons que les conclusions tirées au par. 0038 de la demande n’étaient pas fondées sur de simples spéculations. Nous estimons plutôt qu’il s’agissait d’une conclusion raisonnable fondée sur des renseignements que les inventeurs connaissaient ou auraient dû connaître en raison des CGC (Sanofi-Aventis Inc c. Laboratoire Riva Inc, 2007 CF 532, au par. 47). De plus, nous estimons qu’il aurait été raisonnable de conclure que des agents capables de prévenir un déséquilibre des protéines musculaires squelettiques seraient utiles pour traiter la sarcopénie et l’atrophie musculaire parce que ce lien était bien connu de la personne versée dans l’art (Lang, à la p. 546, et Evans, à la p. 1123S, comme il est indiqué ci-dessus).

Divulgation suffisante

[46] Nous sommes d’accord avec la position du Demandeur dans la RDF selon laquelle il y avait suffisamment d’éléments de preuve divulgués dans la demande pour formuler une prédiction valable de l’utilité à la date de dépôt. L’exemple et les résultats des essais étaient divulgués dans la demande et il n’était pas nécessaire de divulguer les autres faits et renseignements examinés ci-dessus, puisqu’ils faisaient tous partie des CGC de la personne versée dans l’art.

[47] Pour tous les motifs énoncés ci-dessus, nous concluons que l’utilité exigée par l’article 2 de la Loi sur les brevets faisait l’objet d’une prédiction valable à la date de dépôt.

CONCLUSIONS

[48] Nous avons conclu que l’utilité des revendications 1 à 23 au dossier était établie par une prédiction valable à la date de dépôt et que les revendications sont donc conformes à l’article 2 de la Loi sur les brevets.


 

RECOMMANDATION DE LA COMMISSION

[49] Pour les raisons établies ci-dessus, le Comité est d’avis que le refus n’est pas justifié par les irrégularités indiquées dans l’avis de décision finale et nous avons des motifs raisonnables de croire que la demande est conforme à la Loi sur les brevets et aux Règles sur les brevets. Nous recommandons que le Demandeur soit avisé, conformément au paragraphe 86(10) des Règles sur les brevets, que le refus de la demande est annulé et que la demande est jugée acceptable.

Cara Weir

Marcel Brisebois

Ryan Jaecques

Membre

Membre

Membre

 

 

 


 

DÉCISION DU COMMISSAIRE

[50] Je souscris aux conclusions et à la recommandation de la Commission. Conformément au paragraphe 86(10) des Règles sur les brevets, j’avise par la présente le Demandeur que le refus de la demande en instance est annulé, que la demande en instance est jugée acceptable et que j’ordonnerai qu’un avis d’acceptation soit envoyé en temps voulu.

Konstantinos Georgaras

Commissaire aux brevets

Fait à Gatineau (Québec),

ce 12e jour d’octobre 2022

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