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Décision du commissaire no 1366

Commissioner’s Decision #1366

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SUJET : F01; O00

TOPIC: F01; O00

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Demande no : 2,371,743

Application no : 2,371,743




 

 

 

 

 

 

BUREAU CANADIEN DES BREVETS

 

 

 

DÉCISION DU COMMISSAIRE AUX BREVETS

 

 

 

 

La demande de brevet numéro 2,371,743, ayant été refusée en vertu du paragraphe 30(3) des Règles sur les brevets, a fait l'objet d'une révision par la Commission d'appel des brevets et le commissaire aux brevets, conformément aux dispositions de l'alinéa 30(6)c) des Règles sur les brevets. Les conclusions de la Commission et la décision du commissaire sont les suivantes :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Agent du demandeur :

 

Global Intellectual Strategies

120, rue Iber, bureau 101

Stittsville (Ontario)

K2S 1E9

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Introduction

 

[1]   La demande de brevet numéro 2,371,743 intitulée « Rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt » a été refusée par l'examinateur, parce que l'invention revendiquée était considérée comme antériorisée et évidente, à la lumière d'une publication de l'art antérieur.

 

[2]   La demande a été transmise à la Commission d'appel des brevets aux fins de révision, et un comité composé de trois membres de la Commission a été mis sur pied. Cette révision se fonde sur le dossier en instance, y compris les rapports échangés entre l'examinateur et le demandeur, ainsi que sur les observations écrites que le demandeur a soumises au comité. Bien qu'il ait été invité à une audience, le demandeur a décliné notre invitation.

 

[3]   Pour les raisons exposées ci-dessous, nous recommandons que la demande soit rejetée.

 

Contexte

 

[4]   La demande en instance concerne un rafraîchissement alcoolisé « mangeable » (ce terme sera expliqué plus loin) fait à partir d'un alcool de commerce et d'une base de yogourt. Contrairement aux boissons alcoolisées, le rafraîchissement « mangeable » est ferme ou semi-ferme, ce qui en fait un produit qui ne se renverse pas. Cet avantage pratique permet de transporter facilement le produit qui peut être consommé dans le cadre d'activités sociales, où l'utilisation de verres et de produits qui se renversent facilement est déconseillée, comme lors de pique-niques, de promenades en bateau, ou sur le bord de la piscine.

 

[5]   Conformément au résumé des motifs [RM] de l'examinateur, toutes les revendications au dossier étaient antériorisées par une antériorité décrivant l’objet visé par les revendications. En outre, toutes les revendications au dossier visaient un objet qui aurait été évident pour la personne versée dans l'art, à la lumière de cette même antériorité et des connaissances générales courantes de la personne versée dans l'art.

 

[6]   Le demandeur a contesté ces allégations. En ce qui concerne l'antériorité, le demandeur a fait valoir que l’antériorité citée ne décrit pas l'invention revendiquée et ne satisfait donc pas au critère à deux volets de l'antériorité établi par la Cour suprême dans Apotex Inc c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 SCC 61 [Sanofi]. Le demandeur soutient aussi que le critère de l'évidence établi par la Cour suprême dans Sanofi n'a pas été dûment respecté dans la décision finale et que, quoi qu'il en soit, les revendications 1 à 14 ne sont pas évidentes, eu égard à l’antériorité citée et aux connaissances générales courantes.

 


Question en litige

 

[7]   Deux irrégularités ont été relevées dans la décision finale et le RM. Toutefois, notre conclusion relativement à la question de l'antériorité suffit pour statuer sur la demande. Cette révision porte sur la question suivante :

 

                        Les revendications sont-elles antériorisées?

 

[8]   L'antériorité de l'invention tient compte de l'objet défini dans les revendications et donc, nous commencerons par une interprétation téléologique des revendications avant de procéder à notre analyse.

 

Interprétation téléologique

 

[9]   L'interprétation téléologique permet de déterminer de manière objective la compréhension qu'aurait la personne versée dans l'art de la portée des revendications, sur la base des termes particuliers utilisés dans les revendications : Free World Trust c. Electro Santé Inc, 2000 CSC 66 [Free World Trust]. Les revendications sont interprétées de manière téléologique et éclairée, à partir du point de vue de la « personne versée dans l'art » théorique, à la lumière de ses connaissances générales courantes (Free World Trust, paragraphe 51).

 

[10]     L'interprétation est fondée sur le mémoire descriptif du brevet lui-même, sans recours à des preuves extrinsèques (Free World Trust, paragraphe 66). Pendant l'interprétation téléologique, on détermine si les éléments de l'invention revendiquée sont essentiels ou non essentiels (Free World Trust, paragraphe 50). Un élément est considéré comme non essentiel si, suivant une interprétation téléologique, le destinataire versé dans l'art concevait cet élément de la revendication comme pouvant être omis ou substitué sans avoir d'incidence importante sur le fonctionnement de l'invention (Free World Trust, paragraphe 55).

 

[11]     Reconnaissant qu'une invention brevetable est « [Traduction] une solution ingénieuse à un problème concret », une invention doit être décrite et revendiquée pour pouvoir « être utilisée par la personne versée dans l'art » : Avis du Bureau des brevets publié le 8 mars 2013 intitulé « Directives sur la pratique suite à l’arrêt Amazon CAF » et la note PN2013-02 qui l'accompagne. Par conséquent, la détermination du problème et de la solution fournie par l'invention vient éclairer la prise de décision, à savoir quels sont les éléments de la ou des revendications qui sont essentiels pour résoudre le problème. Dans une lettre du 12 novembre 2013, le comité a informé le demandeur de notre intention de procéder à une interprétation téléologique des revendications en fonction des directives contenues dans l'Avis sur les brevets. Le demandeur n'a pas contesté l'exactitude des directives.

 

[12]     Nous déterminerons d'abord qui est la personne versée dans l'art et quelles sont ses connaissances générales courantes.

 

La personne versée dans l'art et ses connaissances générales courantes

 

[13]     Dans la décision finale, l'examinateur a identifié la personne versée dans l'art comme étant un « [Traduction] scientifique des produits alimentaires détenant des connaissances sur les aliments à base de yogourt » et possédant des connaissances générales courantes fondées en partie sur l'information générale contenue dans la demande et en partie sur une connaissance de la chimie alimentaire, particulièrement la production de produits à base de yogourt. Le demandeur n'a pas contesté ces caractérisations de la personne versée dans l'art ni ses connaissances générales courantes. Dans une lettre adressée au demandeur, nous avons exprimé notre inquiétude, à savoir que d'après l'objet revendiqué, cette définition était en quelque sorte étroite, en ce sens que la connaissance de « l'alcool » n'était pas prise en compte.

 

[14]     Le demandeur a répondu en précisant que la personne versée dans l'art serait « [Traduction] un scientifique des produits alimentaires détenant des connaissances sur les produits alimentaires, plus particulièrement des connaissances générales courantes sur les aliments à base de yogourt, et des connaissances générales courantes sur les aliments alcoolisés ». En outre, le demandeur a fait valoir que les connaissances générales courantes sur un produit alimentaire comprendraient « [Traduction] certaines connaissances spécifiques » relatives à la chimie alimentaire et à la production dudit produit alimentaire, mais seulement dans la mesure où ces connaissances spécifiques s'inscriraient dans les connaissances générales courantes. En réponse aux questions soulevées dans notre lettre, le demandeur a aussi soutenu que « [Traduction] les connaissances générales courantes sur les aliments alcoolisés » comprendraient « [Traduction] la connaissance d'une combinaison particulière d'aliments à base d'alcool et de JELL-O®, par exemple des shooters à la gelée JELL-O®, ou toute autre combinaison d'un aliment alcoolisé et d'un aliment non alcoolisé », mais « [Traduction] seulement dans la mesure où elle constitue une connaissance générale courante dans chaque technique ».

 

[15]     Comme le demandeur et l'examinateur ont convenu que la personne versée dans l'art doit être caractérisée comme un scientifique des produits alimentaires, et que cette définition est raisonnable à la lumière des enseignements de la description, nous acceptons cette définition. La personne versée dans l'art est un scientifique des produits alimentaires et ses connaissances générales courantes comprennent certaines connaissances spécifiques des produits alimentaires à base de yogourt ainsi que certaines connaissances spécifiques des produits alimentaires alcoolisés. Nous acceptons les observations du demandeur, à savoir que les connaissances générales courantes sur les produits alimentaires à base de yogourt et les produits alimentaires alcoolisés comprennent une connaissance de leur chimie alimentaire et de leur production respectives, dans la mesure où cette connaissance s'inscrit dans les connaissances générales courantes. De plus, nous convenons du fait que les connaissances générales courantes sur les produits alimentaires alcoolisés comprennent la connaissance d'une combinaison particulière d'aliments alcoolisés et de JELL-O®, par exemple des shooters à la gelée JELL-O®, et une connaissance de toute autre combinaison d'un aliment alcoolisé et d'un aliment non alcoolisé, dans la mesure où cette connaissance s'inscrit dans les connaissances générales courantes. En outre, comme l'a précisé l'examinateur, les connaissances générales courantes sont également fondées en partie sur l'information fournie dans la demande.

 

Le problème et la solution

 

[16]     Dans le cadre de notre révision, nous avons présenté au demandeur une proposition de caractérisation du « problème » à résoudre et de la « solution » à ce problème, à la lumière du mémoire descriptif, et nous avons invité le demandeur à présenter des observations sur l'interprétation adéquate des revendications au dossier. En réponse à notre lettre, le demandeur a fait valoir que le problème abordé dans la revendication n'avait jamais été relevé auparavant et qu'il avait été « [Traduction] soulevé dans le contexte d'une nouvelle catégorie de produits non évidente, nommément un rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt qui ne se renverse pas et donc, peut se transporter plus facilement » (soulignement ajouté). Elle a aussi soutenu que le « problème pratique » concernait « [Traduction] la formulation de la nouvelle catégorie de produits » afin « [Traduction] de conférer au nouveau rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt les propriétés qui font en sorte que le produit ne se renverse pas et qu'il est donc facile à transporter » (soulignement ajouté). Selon le demandeur, la solution à ce problème est la composition revendiquée, laquelle « [Traduction] comprend un yogourt semi-ferme ou ferme combiné à un alcool, de sorte que la teneur en éthanol de la composition se situe à l'intérieur de la gamme revendiquée pour ladite composition » (soulignement ajouté par le demandeur).

 

[17]     Nous ne sommes pas d'accord pour dire que la caractérisation du problème est entièrement résolue. Pendant la poursuite, l'examinateur a affirmé, dans la lettre du 8 avril 2008, que « [Traduction] le concept selon lequel de l'alcool est ajouté à une composition faite d'un aliment à base de yogourt n'est pas nouveau » (soulignement ajouté). Le demandeur n'a pas contesté cette déclaration. Celle-ci a été formulée en lien avec de nombreuses pièces d'art antérieur qui avaient déjà été citées pour démontrer l'antériorité, mais qui ont ultérieurement été retirées lorsque les revendications ont été modifiées afin d'indiquer les concentrations d'éthanol des revendications en instance. Les pièces d'art antérieur déjà citées comprenaient des mélanges de yogourt et de saké, de schnaps aux pêches et de Grand MarnierMC dont la teneur en éthanol était inférieure à 2 %. En outre, comme l'antériorité et l'évidence constituaient les motifs de refus dans la décision finale et le RM, la question est de savoir s'il s'agit « [Traduction] d'une catégorie de produit nouvelle et non évidente ». L'adoption d'une caractérisation du « problème à résoudre » qui confère au rafraîchissement les qualités que sont la nouveauté et l'ingéniosité serait inadéquate et prématurée à cette étape-ci de notre analyse. La nouveauté et l'évidence sont évaluées, à l'aide des tests pertinents, seulement après que les revendications ont fait l'objet d'une interprétation téléologique.

 

[18]     Il faut préciser que, d'après le problème et la solution soumis par le demandeur, on pourrait être porté à croire que la teneur en éthanol contribue au fait que le produit ne se renverse pas, mais cela n'est pas conforme à la description. Les expériences ont été conçues de sorte que le rafraîchissement contienne une teneur globale en éthanol conforme aux limites socialement acceptables pour les mélanges alcoolisés (page 6). Dans le cas des spiritueux et des liqueurs contenant 40 % d'éthanol, comme dans les essais expérimentaux, la gamme de teneurs en éthanol de 2 % à 11,5 % indiquée dans les revendications se traduit par un rafraîchissement alcoolisé contenant de 1/3 d'un shooter (ou 0,5 once liquide) à 2 shooters (ou 3 onces liquides) d'alcool. La personne versée dans l'art reconnaîtrait que cette gamme correspond à celle des mélanges alcoolisés standard. C'est à l'intérieur de cette gamme que les quantités de yogourt et d'alcool ont été testées afin de déterminer les proportions qui permettent de conférer à la boisson les propriétés de résistance aux déversements et de portabilité.

 

[19]     Nous acceptons donc que le problème pratique que résout l'invention revendiquée concerne la formulation de la catégorie de produits – rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt contenant une quantité d'alcool socialement acceptable – afin de conférer au rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt les propriétés que sont la résistance aux déversements, et donc la portabilité. Nous acceptons la caractérisation de la solution du demandeur, n'ajoutant seulement qu'il s'agit de la composition mangeable, ayant une teneur en éthanol de 2 % à 11,5 %, ce qui comprend un yogourt ferme ou semi-ferme combiné à de l'alcool.

 

[20]     Avant de déterminer les éléments de l'invention revendiquée qui sont essentiels à la résolution de ce problème, il ressort clairement de la révision des arguments que de certains termes doivent être pris en considération. Afin de présenter le contexte, voici d'abord les revendications.

 

Les revendications

 

[21]     Le dossier compte 14 revendications. Les revendications 1 et 13 sont les seules revendications indépendantes. La revendication 1 de la demande est la suivante :

 


Un rafraîchissement alcoolisé mangeable, qui n'est pas une boisson, et qui comprend :

 

un type de yogourt ferme ou semi-ferme;

un alcool;

 

la teneur en éthanol dudit rafraîchissement se situant à l'intérieur d’une gamme de 2 % à 11,5 % par volume.


 

[22]     La revendication 13 est énoncée comme suit :

 


Une méthode de préparation du rafraîchissement alcoolisé conformément à l'une des revendications 1 à 12 : mélanger l'alcool au yogourt ferme ou semi-ferme.

 


[23]     Les revendications 2 à 12 sont des revendications dépendantes qui font référence à la revendication 1. Les revendications 2 et 3 définissent des gammes de teneurs en éthanol plus étroites qui s'inscrivent dans la gamme définie à la revendication 1. Les revendications 4 à 6 définissent des proportions spécifiques de boissons alcoolisées et de yogourt. Les revendications 7 et 8 définissent des saveurs de yogourt particulières, et les revendications 9 à 12 des types d'alcool spécifiques à utiliser dans la préparation du rafraîchissement mangeable.

 

[24]     La revendication dépendante 14 renvoie à la revendication 13 et précise que le terme « mélanger » comprend l'homogénéisation du mélange d'alcool et de yogourt.

 

Rafraîchissement alcoolisé mangeable

 

[25]     Le terme « mangeable », tel qu'il est utilisé dans les revendications, fait référence à la viscosité ou à la consistance du rafraîchissement. Il ne faut pas le confondre avec le terme « comestible » qui désigne un aliment propre à la consommation. Ce point a été soulevé par le demandeur en réponse à la décision finale, lorsqu'il a abordé l'analyse de l'évidence faite par l'examinateur.

 

[26]     Le mémoire descriptif indique clairement que le terme « mangeable » concerne directement la consistance du rafraîchissement. À la page 9 de la description, au sujet des données expérimentales, on dit que « [Traduction] une plus grande quantité d'alcool peut être ajoutée à un yogourt plus ferme, à condition que le rafraîchissement puisse toujours être mangé avec une cuillère. Le critère à appliquer ici consiste à déterminer si une cuillère insérée au centre du rafraîchissement demeurera en place » (soulignement ajouté). Plus particulièrement, il s'agit du même critère que celui qui est défini à la page 5 et qui permet de déterminer si un mélange peut résister aux déversements :


 


On entend par mélange résistant aux déversements un mélange dans lequel une cuillère en plastique est insérée, à température ambiante, et demeure à la verticale.


 

[27]     Le comité note que ces critères sont identiques, à l'exception du fait que la « résistance aux déversements » doit être précisément mesurée à température ambiante. Toutefois, il est clairement indiqué à la page 9 de la description que la résistance au déversement a aussi été mesurée à des températures plus froides.

 

[28]     Étant donné que les termes « mangeable » et « résistance aux déversements » dénotent tous deux la consistance, et que ces caractéristiques sont toutes deux mesurées à l'aide du même critère, il est raisonnable de penser que la personne versée dans l'art considèrerait que ces termes sont synonymes dans le contexte de la présente demande.

 

[29]     Avant de conclure sur la question de la consistance et de la résistance aux déversements, nous soulignons les observations du demandeur aux pages 2 et 3 de la lettre soumise au comité, datée du 11 février 2014, au sujet de l'interprétation pertinente des revendications.

 


Le demandeur a effectué plusieurs expériences afin de valider les types de compositions de yogourt et d'alcool et les teneurs en éthanol qui en découlent pour résoudre le problème, c.-à-d. obtenir les avantages souhaités, et les résultats des expériences éclairent les descriptions des revendications et les gammes revendiquées en l'espèce. Ainsi, les commentaires du demandeur concernant l'interprétation pertinente des revendications sont que les avantages, dont l'un revêt une importance particulière, à savoir la résistance aux déversements, selon la preuve expérimentale, sont obtenus grâce à une combinaison de yogourt ferme et semi-ferme et d'alcool, dont les proportions permettent une teneur en éthanol du rafraîchissement s'inscrivant à l'intérieur des gammes revendiquées.


 

[30]     Plus spécifiquement, le demandeur a mis l'accent sur le fait que les descriptions des revendications étaient éclairées par les résultats des expériences, dont la preuve démontre que les rafraîchissements définis dans les revendications présentent une consistance qui résiste aux déversements. Cette déclaration est conforme à la description qui figure aux pages 8 et 9, selon laquelle, à la lumière des expériences, il est conclu que les rafraîchissements faits à partir de yogourt ferme ou semi-ferme et d'alcool, selon des proportions équivalentes à celles revendiquées, résistent aux déversements ou préservent la consistance d'un produit mangeable, ou les deux.

 

Le yogourt

 

[31]     Les revendications définissent l'emploi d'un « type de yogourt ferme ou semi-ferme ». D'après la description, ces désignations représentent la viscosité ou l'épaisseur requise pour produire un rafraîchissement ayant une consistance « mangeable ».

 

[32]     Toujours selon la description, les yogourts présentent généralement une consistance allant de visqueux à clair. Le yogourt le plus épais est un yogourt de type « ferme », que l'on appelle aussi « solide ». Ce yogourt est suffisamment visqueux pour rester en place lorsque son contenant est incliné. À l'autre extrémité du spectre, on retrouve les yogourts liquides, que l'on dit être moins consistants et qui peuvent être « versés comme du lait ». À notre avis, la personne versée dans l'art comprendrait qu'un yogourt qui peut être « versé comme du lait » est une boisson à base de yogourt buvable dont la consistance est semblable à celle du lait.

 

[33]     Aucune définition explicite du yogourt « semi-ferme » ne figure dans la description, mais les yogourts testés, qui ont tous été désignés comme étant de type semi-ferme, ont une « viscosité qui varie de coulant à solide » (page 5). Deux yogourts semi-fermes ont été testés. Le premier était semi-ferme une fois réfrigéré et « [Traduction] encore plus coulant » à température ambiante, ce qui laisse supposer qu'il était coulant à température du réfrigérateur. Le deuxième avait une consistance semblable à celle du premier. D'après la description, un yogourt « crémeux » n'est pas solide, mais ne coulera pas si son contenant est incliné de 45 degrés. À la lumière de ces enseignements, la personne versée dans l'art interpréterait les yogourts semi-fermes comme présentant une épaisseur variant de « coulant » à « crémeux ».

 

[34]     À la lumière de ces enseignements, la personne versée dans l'art interpréterait les yogourts « semi-fermes ou fermes » comme présentant une viscosité variant de « coulant » à « solide ».

 

[35]     Selon la description, seuls les produits de yogourt offerts sur le marché ont été testés, même si des produits non accessibles sur le marché généraient des résultats semblables dans la mesure où les mêmes ingrédients seraient utilisés.

 

[36]     Quelques saveurs de yogourt différentes ont été testées, mais la description ne contient aucun enseignement qui mènerait la personne versée dans l'art à conclure que la substitution d'une saveur de yogourt à une autre aurait une incidence importante sur le fonctionnement de l'invention revendiquée. Comme le problème à résoudre consiste à formuler un rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt de sorte que lui soient conférées les propriétés que sont la résistance aux déversements et la portabilité, nous concluons que la personne versée dans l'art comprendrait que la saveur particulière du yogourt ne constitue pas un élément essentiel des revendications.

 

L'alcool

 

[37]     Les revendications indépendantes précisent que le rafraichissement comprend « un alcool » et que la teneur finale en éthanol du rafraîchissement varie de 2 % à 11,5 % par volume.

 

[38]     D'après le contexte de la description, les produits alcoolisés de consommation contiennent généralement 40 % d'éthanol par volume, ou moins. Les produits dont la teneur en éthanol est supérieure à 40 % sont généralement conçus pour être mélangés à un autre breuvage afin de réduire la concentration d'alcool. Le vin et la bière contiennent beaucoup moins d'éthanol, soit de 9 à 16 % et de 3 à 6 % respectivement.

 


[39]     Trois types d'alcool ont été utilisés dans les tests, soit le PaddyMC Irish Whiskey, la Vodka et le DrambuieMC. La description indique que « [Traduction] bien que le DrambuieMC soit le seul spiritueux qui a été testé, tout autre spiritueux aurait pu être utilisé ». Toutes les sources d'alcool testées contenaient 40 % d'éthanol, mais les revendications ne sont pas limitées aux alcools présentant cette concentration. La seule condition imposée sur la quantité d'alcool figurant dans les revendications indépendantes est la suivante : la teneur en éthanol du rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt doit s'inscrire dans la gamme socialement acceptable de 2 % à 11,5 % par volume.

 

[40]     Tous les alcools testés et présentés dans les revendications indépendantes avaient la même concentration d'éthanol, soit 40 % par volume. La description ne contient aucun enseignement qui mènerait la personne versée dans l'art à conclure que la substitution d'un alcool par un autre de même teneur en alcool aurait une incidence importante sur le fonctionnement de l'invention revendiquée. Comme le problème à résoudre consiste à formuler un rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt de sorte que lui soient conférées les propriétés que sont la résistance aux déversements et la portabilité, nous concluons que la personne versée dans l'art comprendrait que le type d'alcool particulier ne constitue pas un élément essentiel des revendications.

 

Éléments essentiels     

 

[41]     L'examinateur a conclu que l'ensemble des revendications 1 à 14 étaient antériorisées. Plus particulièrement, ni l'examinateur ni le demandeur n'a établi de distinction entre ces revendications. À notre avis, la personne versée dans l'art ne considérerait aucune des revendications dépendantes comme définissant des éléments additionnels qui ont une incidence importante sur le fonctionnement de l'invention revendiquée, comme nous l'expliquons ci-dessous. Par conséquent, les revendications seront maintenues ou rejetées ensemble, à la suite de notre analyse des revendications indépendantes 1 et 13.

 

[42]     Comme nous l'avons mentionné ci-dessus, la personne versée dans l'art ne considérerait pas que les revendications dépendantes définissent l'objet qui permet de résoudre le problème qu'est la formulation d'un rafraîchissement de sorte que celui-ci ait les propriétés voulues, à savoir la résistance aux déversements et la portabilité. Les gammes de teneurs en éthanol définies dans les revendications 2 et 3 demeurent à l'intérieur des limites socialement acceptables, et le fait de réduire l'étendue de ces gammes à l'intérieur de la plus large gamme décrite dans la revendication 1 n'a aucun effet direct sur la résistance aux déversements et la portabilité. En outre, comme la concentration d'éthanol de la source d'alcool utilisée n'est pas définie dans les revendications 4 à 6, ces revendications n'abordent pas entièrement les proportions qui assurent une résistance aux déversements. Bien que les proportions soient effectivement les mêmes que celles des essais, ceux-ci ayant démontré des proportions permettant une résistance aux déversements avec un alcool à 40 %, étant donné que le pourcentage d'alcool n'est pas non plus défini dans les revendications, les limites sont arbitraires. Effectivement, les sources d'alcool peuvent présenter des pourcentages très variés. Par exemple, si un alcool à 80 % est utilisé, les proportions correspondant à 1 part d'alcool pour 34 parts de yogourt – ce qui ne s'inscrit pas dans la portée des revendications 4 à 6 – permettraient aussi d'obtenir une résistance aux déversements; ayant une teneur en éthanol de 2,3 %, cette combinaison serait à l'intérieur de la limite socialement acceptable. Pour cette raison, la personne versée dans l'art ne considérerait pas les proportions énoncées dans les revendications 4 à 6 comme étant des éléments essentiels qui ont une incidence importante sur l'obtention de la propriété qu'est la résistance aux déversements.

 

[43]     Comme nous l'avons déjà expliqué aux paragraphes [36] et [40] ci-dessus, nous avons conclu que la personne versée dans l'art reconnaîtrait que les saveurs de yogourt et les types d'alcool particuliers énoncés dans les revendications 7 à 12 ne constituent pas des éléments essentiels, puisqu'ils ne sont pas liés à la résolution du problème qui consiste à conférer au rafraîchissement à base de yogourt les propriétés que sont la résistance aux déversements et une portabilité accrue. En outre, puisqu'aucune distinction n'a été faite par le demandeur concernant « l'homogénéisation » dont il est question à la revendication 14, et que la description indique clairement « [Traduction] que toute méthode utilisé pour le mélange convient, même une qui rendrait le mélange homogène », nous concluons que la personne versée dans l'art considérerait qu'il s'agit d'un élément non essentiel qui n'a aucun effet important sur le fonctionnement de l'invention revendiquée.

 

[44]     Pour ces raisons, la personne versée dans l'art ne considérerait pas que les revendications dépendantes 2 à 12 et 14 présentent des éléments essentiels en plus de ceux énoncés dans les revendications indépendantes, soit les revendications 1 et 13, dont elles dépendent.

 

[45]     Les éléments essentiels du rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt contenus dans la revendication 1 sont i) une consistance permettant de manger le produit et ii) une teneur en éthanol se situant entre 2 à 11,5 % par volume à partir de iii) yogourt ayant une consistance variant de coulant à solide et i) d'un alcool.

 

[46]     La méthode présentée dans la revendication 13 contient les mêmes éléments essentiels que dans la revendication 1, avec en plus l'étape v) du mélange d'alcool avec le yogourt choisi.

 

Question (1) Les revendications sont-elles antériorisées?  

 

Cadre législatif

 

[47]     La disposition législative s'appliquant à l'évaluation de l'anticipation est le paragraphe 28.2(1) de la Loi sur les brevets. Voici un extrait de ce paragraphe :

 


Une demande publiée qui décrit la façon de fabriquer un produit quelconque, et qui prépare avec succès ledit produit, se trouve à avoir décrit ledit produit même si celui-ci n’a pas été rendu accessible au public.

 

a) plus d'un an avant la date de dépôt de celle-ci, avoir fait, de la part du demandeur ou d'un tiers ayant obtenu de lui l'information à cet égard de façon directe ou autrement, l'objet d'une communication qui l'a rendu accessible au public au Canada ou ailleurs;

 


b) avant la date de la revendication, avoir fait, de la part d'une autre personne, l'objet d'une communication qui l'a rendu accessible au public au Canada ou ailleurs;


 


[48]     Dans Sanofi, la Cour suprême a explicitement appuyé l'utilisation d'un critère à deux volets de l'antériorité, selon lequel les exigences de « divulgation antérieure » et de « caractère réalisable » sont toutes deux considérées.

 

Étape un du critère de l'antériorité « Divulgation antérieure »

 

[49]     La première étape du critère de l'antériorité est énoncée au paragraphe 25 de Sanofi, dans la référence à la décision de la Chambre des lords dans l'arrêt Synthon BV c. SmithKline Beecham plc, [2005] UKHL 59 [Synthon]. Comme il est expliqué dans l'arrêt Synthon, pour satisfaire à l'exigence de divulgation pour l'anticipation, il doit y avoir une description de l'objet qui, si appliquée, entraînerait nécessairement une contrefaçon de la ou des revendications.

 

[50]     Il est également indiqué qu'il n'est pas nécessaire que la personne qui exécute l'objet soit au courant qu'elle est en infraction (paragraphe 25, Sanofi, citant une référence de l'arrêt Synthon au paragraphe 22, lequel porte sur la décision précédente dans l'affaire Merrell Dow Pharmaceuticals Inc. c. H.N. Norton & Co Ltd, [1995] UKHL 14 [Merrell Dow]) :

 


[Traduction]... Il sensuit que, peu importe que cela ait sauté ou non aux yeux de quiconque au moment considéré, lorsque ce qui est décrit dans la divulgation antérieure est réalisable et, une fois réalisé, enfreindrait nécessairement le brevet, la condition de la divulgation antérieure est remplie.


 

[51]     Les deux autres affaires qui ont pris ce même point en considération sont Abbott Laboratories c. Canada 2008 CF 1359 [Abbott1] (conf. par 2009 CAF 94) et Abbott Laboratories c. Canada 2006 CAF 187 [Abbott2]. Les deux affaires citent le même extrait de Merrell Dow qui souligne le principe selon lequel il n'est pas nécessaire que la personne qui applique une divulgation antérieure reconnaisse ce qui se produit, ou ce qui est présent, pour qu'il y ait contrefaçon.

 


[Traduction] ... le point de savoir si une personne exploite ou non [une] () invention est un fait objectif, indépendant de ce qu'elle-même sait ou pense de son action.


 


[52]     Abbott1 et Abbott2 font référence aux formes cristallines du composé qu'est la clarithromycine. Abbott a découvert trois différentes formes cristallines de ce composé, qu'il a nommées la forme 0, la forme I et la forme II (ci-après simplement appelées par leur numéro).

 


[53]     La revendication d'Abbott concernant la forme I a été considérée comme non valide sur le plan de l'antériorité dans Abbott1, malgré le fait que l'art antérieur en question ne faisait aucune mention de la forme I. Même si elle n'avait pas été reconnue à ce moment-là, les témoins des deux parties ont convenu qu'une personne suivant le processus enseigné dans l'art antérieur aurait inévitablement réalisé au moins une partie du produit dans la forme I. Cela a suffi pour que la Cour conclue que l'exécution de l'art antérieur constitue une contrefaçon de la revendication et donc, que la revendication était antériorisée. La citation suivante est tirée de l'affaire Merrel Dow :


 


[Traduction] ... si la recette qui permet inévitablement dobtenir la substance fait partie de létat de la technique, il en va de même de la substance.


 


Cette citation est accompagnée de la discussion d'un cas dont a été saisie la Grande Chambre de recours européenne, portant sur une méthode revendiquée de fabrication de concentrés de saveur, qui a été antériorisée par une recette de cuisson sous pression de poulet et de mijotés tirée d'un livre de cuisine.

 

[54]     Dans Abbott2, la revendication d'Abbott concernant la forme 0 a été considérée comme invalide pour cause d’antériorité. L'art antérieur en question ne faisait aucunement mention de la forme 0, mais il n'était pas contesté que quiconque suivant la méthode de l'art antérieur pour produire la forme I ou la forme II produirait inévitablement la forme 0 en cours de route, dans le cadre d'une étape intermédiaire. Même si la forme 0 n'a pas été reconnue dans l'art antérieur, la Cour a soutenu que cela n'était pas important, citant à nouveau Merrell Dow. Une personne qui applique la méthode de l'art antérieur n'enfreindrait pas la revendication relative à la forme 0, et donc, il y avait antériorité.

 

[55]     La dernière considération énoncée au paragraphe 25 de Sanofi concernant la première étape du critère de l'antériorité est la suivante : la personne versée dans l'art est considérée comme une personne qui essaie de comprendre ce que l'auteur de la divulgation antérieure a voulu dire; l'expérimentation par essais et erreurs n'est pas permise dans la première étape pour l'analyse de « la divulgation antérieure ».

 

[56]     Si la première étape du critère de l'antériorité est réussie, il est donc nécessaire de procéder à l'étape suivante et d'analyser le « caractère réalisable », ce qui est expliqué dans la prochaine section.

 

Deuxième étape du critère de l'antériorité : « Caractère réalisable »

 

[57]     Une fois la « divulgation antérieure » établie, on analyse le caractère réalisable. À cette étape, la question est celle de savoir si la personne versée dans l'art serait capable de faire fonctionner l'invention à partir de l'information fournie. Les expériences par essais et erreurs sont permises à cette étape, à condition qu'elles ne comprennent aucune activité inventive. La personne versée dans l'art doit être en mesure d'exécuter l'objet décrit, ou de créer l'invention, sans trop de difficultés (paragraphe 33, Sanofi).


Conclusion : Cadre législatif

 

[58]     Pour résumer les principes que nous appliquerons en l'espèce, il est entendu que, pour qu'il y ait antériorité, les conditions suivantes doivent être satisfaites :

 

i) une seule référence à l'art antérieur doit décrire l'objet qui, s'il est exécuté, entraînerait nécessairement une contrefaçon de la ou des revendications.

ii) l'objet doit être décrit de manière à en dévoiler le caractère réalisable, de sorte que la personne versée dans l'art sera en mesure de faire fonctionner l'invention sans recourir à un esprit inventif.

iii) même s'il n'a pas été reconnu à ce moment, si une recette issue de l'art antérieur produit inévitablement une substance qui fait partie de l'état de la technique, il en est de même pour la substance aussi, même si elle est produite à l'étape intermédiaire.

 

La recette Hirshberg

 

[59]     L'art antérieur en l'espèce consiste en une recette tirée d'un livre de cuisine, à savoir Hirshberg, Meg Cadoux, « Grand Marnier Fruit Salad », The Stoneyfield Farm Yogurt Cookbook, Altona: D. W. Friesen & Sons, 1991, pp. 68 [Hirshberg]. Les ingrédients de la recette sont les suivants : 2 pommes, 2 oranges, 2 bananes, 2 pêches, 2 poires, 1 tasse de raisins, ½ tasse de cantaloup (ou un autre fruit frais), 3/4 tasse de raisins secs, ½ tasse de noix hachées ou de graines de tournesol, 1/4 de noix de coco finement râpée, 1 tasse de yogourt nature, 1/4 tasse de miel à température ambiante et 1/4 tasse de Grand Marnier. La recette est reproduite ci-dessous :                                                                                                                                                  

 


La noix de coco et le Grand Marnier ajoutent une touche parfaite à ce plat tout à fait spécial.

 

Pelez tous les fruits, retirez les pépins, les noyaux et les cœurs et coupez en petits morceaux. Placez les fruits dans un grand bol, ajoutez les raisins secs, les noix et la noix de coco. Dans un autre bol, mélangez ensemble le yogourt, le miel et le Grand Marnier. Versez le mélange de yogourt sur le mélange de fruits et mélangez bien. Réfrigérez ou servez immédiatement. [soulignement ajouté]

 

Quantité : 6 à 8 portions.

 

Micheline Bell

Brackendale, Colombie-Britannique, Canada.


 

[60]     Le mélange de yogourt nature, de miel et de Grand Marnier qui se trouve dans « l'autre bol » représente la composition en cause. Il n'est pas contesté que le Grand Marnier contient 40 % d'alcool, que les proportions de yogourt, de miel et de Grand Marnier permettent un mélange d'une teneur globale en éthanol de 6,7 % par volume, et que le mélange contient une part de Grand Marnier pour quatre parts de yogourt (conformément aux exemples). Il est aussi reconnu que Hirshberg ne décrit pas explicitement l'utilisation d'un yogourt ferme ou semi-ferme.

 

[61]     Dans la décision finale et le RM, l'examinateur a soutenu que le rafraîchissement alcoolisé à base de yogourt était antériorisé par Hirshberg. Plus particulièrement, le mélange contenu dans l'autre bol était considéré comme antérieur aux revendications. Bien que Hirshberg n'ait pas reconnu le mélange contenu dans le bol comme présentant une consistance « mangeable », l'examinateur a estimé que le produit réalisé selon la recette issue de l'art antérieur serait « mangeable ».

 

[62]     Dans sa réponse, le demandeur a statué que le yogourt nature de Hirshberg n'était ni semi-ferme, ni ferme. Il a aussi soutenu que l'utilisation de yogourt nature plutôt que d'un yogourt semi-ferme ou ferme ne permettait pas nécessairement de produire une composition dont la consistance permet de manger le produit plutôt que de le boire, conférant donc à celui-ci les propriétés que sont la résistance aux déversements et la portabilité que possède le rafraîchissement revendiqué.

 

Là où le bât blesse

 

[63]     L'élément principal des arguments au dossier concerne la manière dont la personne versée dans l'art interpréterait le terme « yogourt nature » dans Hirshberg et quelle consistance la composition obtenue aurait selon cette interprétation. À notre avis, c'est là où le bât blesse en l'espèce. Comme il a été indiqué précédemment, l'examinateur reconnaît dans la décision finale que Hirshberg ne décrit pas explicitement l'utilisation d'un yogourt ferme ou semi-ferme comme dans les revendications en l'espèce. La question est celle de savoir si la personne versée dans l'art, en tentant de comprendre ce que l'auteur de la recette issue de l'art antérieur voulait dire, comprendrait que le « yogourt nature » est un yogourt dont la consistance varie de coulant à solide, ce qui correspond à la manière dont le « yogourt semi-ferme ou ferme » est interprété au paragraphe [34]. Si sa compréhension était telle, le mélange obtenu aurait nécessairement la consistance d'un produit « mangeable », puisque les ingrédients et la teneur en éthanol seraient les mêmes que ceux des rafraîchissements définis dans les revendications indépendantes. Cela signifierait que tous les éléments essentiels i) à v) des revendications 1 à 14 auraient été décrits, et que l'exigence relative à la description aurait été satisfaite.

 

Analyse selon la démarche en deux étapes énoncée dans l’arrêt Sanofi

 

Étape 1 : Divulgation antérieure

 

Comment la personne versée dans l'art comprendrait-elle la notion de « yogourt nature »?

 

[64]     Comme il est expliqué dans Sanofi, on suppose que la personne versée dans l'art tente de comprendre ce que l'auteur de la divulgation antérieure voulait dire. La personne versée dans l'art a été caractérisée au paragraphe [15] comme ayant une connaissance générale courante, ce qui comprend une connaissance des produits alimentaires à base de yogourt et des produits alimentaires alcoolisés. La personne versée dans l'art reconnaîtrait que cette recette est issue d'un livre de cuisine s'adressant directement à une personne qui cuisine à la maison, une personne ordinaire qui n'est pas de la profession. Dans son interprétation de ce que l'auteur de la recette voulait dire, la personne versée dans l'art considérerait ce qu'aurait signifié le terme « yogourt nature » pour la personne ordinaire à la date de sa publication.

 

[65]     La recette de Hirshber demande du « yogourt nature ». On ne mentionne rien d'autre au sujet du yogourt en soi. Le fait qu'il s'agisse d'une recette de salade de fruits indique que le produit final est un produit qui se mange et qui ne se boit pas. Cela est conforme à l'énoncé que contient la recette, où l'on indique que le produit fini est un « plat tout à fait spécial », ce qui indique à nouveau qu'il est question d'un produit qui se mange plutôt que d'un produit qui se boit. À notre avis, la personne versée dans l'art comprendrait que l'auteur de la recette voulait que le terme « yogourt nature » désigne un yogourt ordinaire d'une consistance permettant qu'il soit mangé avec une cuillère, plutôt qu'un yogourt à boire. Cela est conforme à la définition du terme « yogurt » (yogourt) dans le dictionnaire Oxford : « a semi-solid sourish food prepared from milk femented by added bacteria » (un aliment aigrelet semi-ferme préparé à partir de lait qui a été fermenté par l'ajout de bactéries).

 

[66]     Cela rejoint aussi l'argument du demandeur dans sa lettre au comité du 11 février 2014. Le demandeur avait expliqué que la consistance du yogourt utilisé serait maintenue tout au long du processus décrit dans Hirshberg, et que si la recette était préparée à l'aide d'un « yogourt clair et coulant » par exemple, ce qui ne consisterait ni en un yogourt semi-ferme ni en un yogourt ferme, le mélange serait clair et coulant à toutes les étapes du processus. Nous sommes d'accord avec le demandeur à cet égard : nous estimons que ni la personne versée dans l'art ni la personne ordinaire ne s'attendraient à ce que le processus défini dans la recette augmente la consistance du « yogourt nature » de quelque façon que ce soit. Par conséquent, reconnaissant que la recette issue de l'art antérieur permet de préparer un produit qui se mange, mais qui ne se boit pas, la personne versée dans l'art considérerait que l'auteur tenait le « yogourt nature » pour un yogourt mangeable de consistance semi-ferme, conforme à la définition du dictionnaire Oxford qui dit que le « yogourt » est un « aliment aigrelet semi-ferme ».

 

[67]     Comme il en a été question précédemment dans l'interprétation téléologique au paragraphe [34], la personne versée dans l'art aurait interprété le « type de yogourt semi-ferme ou ferme » utilisé dans les revendications comme étant un yogourt ayant une consistance variant de coulant à solide. La personne versée dans l'art s'attendrait à ce que le « yogourt nature » – un yogourt semi-ferme ayant une consistance qui fait en sorte qu'il faut le manger et non le boire – s'inscrive carrément dans la gamme des yogourts coulants à solides. Nous ne sommes donc pas d'accord avec les observations du demandeur en réponse à la décision finale et au RM, selon lesquelles le yogourt nature de Hirshberg n'est ni un yogourt semi-ferme ni un yogourt ferme, ou qu'il ne procurerait pas nécessairement la consistance obtenue à l'aide d'un yogourt semi-ferme ou d'un yogourt ferme.

 

Arguments du demandeur

 

[68]     Le demandeur a présenté deux arguments principaux à l'appui de sa position sur les consistances du yogourt nature et sur le mélange de Hirshberg, que nous devons aborder avant d'aller plus loin.

 

[69]     Le premier argument que nous analyserons a été soulevé dans une lettre au comité datée du 11 février 2014. Le demandeur a fait valoir que le « yogourt nature » englobait des formes de yogourt qui ne sont ni semi-fermes ni fermes, comme le « yogourt clair ou coulant », qui ne donneraient pas des produits ayant les mêmes propriétés physiques de résistance aux déversements que le rafraîchissement revendiqué, comme il a été démontré tout au long de l'expérimentation (soulignement ajouté). Si le lecteur avisé choisit un tel yogourt, l'exécution de l'objet décrit n'entraînerait pas de contrefaçon, et l'exigence en matière de description ne serait pas satisfaite.

 

[70]     Le comité souhaite d'abord mentionner que la déclaration selon laquelle le yogourt coulant n'est ni un yogourt semi-ferme ni un yogourt ferme n'est pas conforme à la description. Comme nous l'avons expliqué au paragraphe [33], la personne versée dans l'art interpréterait le « yogourt semi-ferme » des revendications comme englobant le yogourt coulant, à la lumière des enseignements tirés de la description faite par le demandeur. Ainsi, le fait de soutenir que le « yogourt nature » comprend le « yogourt coulant » ne permet pas de distinguer le mélange de Hirshberg de la composition revendiquée.

 

[71]     Le comité souhaite aussi souligner que la déclaration selon laquelle il a été démontré par une expérimentation que le « yogourt clair ou coulant » ne procure pas de résistance aux déversements s'avère problématique. Les expériences ont permis de tester des yogourts fermes et semi-fermes seulement, et l'ensemble des expériences a donné lieu à des rafraîchissements dont la teneur en éthanol s'inscrivait à l'intérieur de la gamme revendiquée, soit entre 2 % et 11,5 %. Le fait de déclarer qu'il a été démontré dans le cadre des expériences que ce ne sont pas tous les yogourts testés qui fonctionnent vient mettre en doute la portée des revendications au dossier. En outre, cette déclaration vient contredire les conclusions tirées dans la description à savoir que, d'après les diverses proportions de yogourt et l'alcool à 40 % testés dans le cadre des expériences, les rafraîchissements faits à partir de yogourt semi-ferme et ferme et dont la teneur en éthanol se situe entre 2 % et 11,5 % résistent aux déversements. Pareillement, cette déclaration contredit l'observation du demandeur énoncée aux paragraphes [29] et [30] selon laquelle, à la lumière de la preuve expérimentale qui a éclairé les « descriptions des revendications et les gammes connexes », la résistance aux déversements est obtenue par la combinaison d'un alcool et d'un yogourt semi-ferme ou ferme, de sorte que la teneur en éthanol du rafraîchissement s'inscrive dans la gamme revendiquée.

 

[72]     Comme ces déclarations ne sont pas conformes aux enseignements énoncés dans la description, nous ne leur accorderons aucun poids. Il est important de noter que, si les observations du demandeur étaient exactes et que ce ne sont pas tous les yogourts s'inscrivant dans la portée des revendications qui peuvent produire un rafraîchissement présentant la consistance revendiquée, cela indiquerait que les revendications comprennent dans leur portée des modes de réalisations qui ne fonctionnent pas. Par conséquent, les revendications ne seraient pas conformes à l'article 2 de la Loi sur les brevets, lequel exige que l'invention soit « utile », c'est-à-dire que tout ce que comprend la revendication fonctionne.

 

[73]     Avant que nous procédions, le demandeur a aussi fait valoir que le « yogourt nature » comprend le « yogourt clair ». Comme aucune autre définition n'a été fournie, nous estimerons que le « yogourt clair » a la même signification que celle indiquée dans la description du demandeur. D'après la description, un yogourt « clair » est un yogourt liquide qui peut être « versé comme du lait ». Comme il est mentionné au paragraphe [32], la personne versée dans l'art interpréterait cela comme un yogourt à boire ayant une consistance semblable à celle du lait. Comme nous l'avons déjà indiqué ci-dessus aux paragraphes [65] et [66], nous ne croyons pas que la personne versée dans l'art interpréterait le « yogourt nature » de Hirshberg comme englobant les yogourts à boire. Même si le demandeur a défini dans sa description que le yogourt présentait un large éventail de viscosités, y compris les yogourts « clairs », nous ne sommes pas d'accord pour dire que la personne versée dans l'art considérerait le « yogourt nature » comme englobant les boissons à base de yogourt dont la consistance est semblable à celle du lait.

 

[74]     Le deuxième argument que nous prendrons en considération a été formulé en réponse à la décision finale. Le comité note que ces déclarations ont été répétées dans la réponse du demandeur au RM, mais les passages cités ci-dessous sont issus de la réponse à la décision finale. Ces déclarations ont été faites relativement à la question de l'évidence, mais comme ces déclarations concernent directement la consistance du « yogourt nature » et le mélange de Hirshberg, nous estimons qu'il est pertinent de les analyser ici.

 

[75]     Selon le demandeur, la seule chose que Hirshberg dit au sujet de la consistance c'est que le mélange de yogourt doit être versé sur le mélange de fruits. À cet égard, le demandeur a fait valoir que Hirshberg avait « positivement et explicitement » expliqué que le « mélange de yogourt nature et de Grand Marnier donne un liquide qui peut être versé » et qu'il n'y a aucune raison « pour laquelle tout type de yogourt autre que du « yogourt nature », qui est en soi d'un type pouvant être versé, soit utilisé » (page 17, soulignement ajouté). Le demandeur a aussi allégué qu'il est clair que le mélange contenu dans « l'autre bol » est « un liquide pouvant être versé qui n'a pas la propriété inhérente de résister aux déversements » (page 15, soulignement ajouté).

 

[76]     Nous ne sommes pas d'accord avec le demandeur pour dire que le mot « verser » indique que le mélange ou le yogourt décrit dans Hirshberg possède la propriété inhérente de ne pas résister aux déversements, tel qu'il a été allégué. La personne versée dans l'art s'attendrait à ce qu'une personne ordinaire soit au courant des mélanges visqueux ou semi-fermes, comme le mélange à gâteau, le mélange à crêpes et la mélasse, lesquels sont épais, mais peuvent être versés. En outre, le propre exemple du demandeur, soit l'exemple 26, présente un mélange de yogourt ferme et de 50 ml d'alcool, qui a été décrit comme étant à la fois « coulant » et « versable ». Non seulement cet exemple s'inscrit dans les paramètres des revendications, mais il a aussi servi de fondement pour la concentration supérieure en alcool revendiquée de 11,5 %, obtenue par le mélange d'une part d'alcool à 40 % et de 2,5 parts de yogourt. De plus, le rafraîchissement décrit dans l'exemple 17, lequel est fait de 6 parts de yogourt ferme et d'une part d'alcool à 40 %, dont la teneur en éthanol n'est que de 5,7 %, a aussi été décrit comme présentant une consistance versable. Par conséquent, le terme « verser », tel qu'il est utilisé par Hirshberg, ne permet pas de distinguer la consistance du mélange issu de l'art antérieur de celle des rafraîchissements revendiqués.

 

[77]     Pour les raisons susmentionnées, les arguments du demandeur ne changent pas notre conclusion. Nous ne sommes pas d'accord avec le demandeur pour dire que le « yogourt nature » serait interprété comme englobant un « yogourt clair » qui peut être versé comme du lait. En outre, les arguments selon lesquels le « yogourt nature » et le mélange de Hirshberg sont « coulants » et « versables » ne permettent pas de distinguer l'objet revendiqué de l'art antérieur.

                 

Conclusion concernant l'étape 1 : Divulgation antérieure

 

[78]     La personne versée dans l'art interpréterait le « yogourt nature » de Hirshberg comme étant le même que le « type de yogourt semi-ferme ou ferme » présenté dans les revendications. En suivant la recette de Hirshberg, une personne versée dans l'art produirait une composition qui contreferait nécessairement les revendications en l'espèce, et elle le ferait conformément à la même méthode revendiquée. Conformément à Abbott1 et Abbott2 , même s'il n'est pas reconnu dans la divulgation antérieure, le mélange intermédiaire produit dans « l'autre bol » aurait inévitablement la même consistance « mangeable » que le rafraîchissement revendiqué, puisque les ingrédients, la teneur en éthanol et l'étape de mélange s'inscrivent tous dans la portée des éléments essentiels des revendications 1 à 14. L'exigence relative à la description est satisfaite.

                    

Étape 2 : Caractère réalisable

 

[79]     Étant donné la nature simple et explicite de l'objet, nous n'avons aucun doute que la personne versée dans l'art sera en mesure de reproduire la recette issue de l'art antérieur à la lumière des enseignements fournis.

 

Conclusions

 

[80]     Les revendications au dossier sont antériorisées par Hirshberg, qui décrit l'objet qui, s'il est exécuté, entraînerait nécessairement une contrefaçon des revendications. Même si cela n'a pas été reconnu à ce moment-là, la composition de Hirshberg aurait eu la consistance « mangeable » prescrite par le test de la cuillère en plastique, puisque la teneur en éthanol s'inscrit dans la gamme revendiquée et que les ingrédients sont les mêmes. Même si les gammes de teneurs en éthanol plus étroites et les plus faibles proportions d'alcool et de yogourt énoncées dans les revendications 2 à 6 avaient été considérées comme des éléments essentiels dans notre analyse, l'exigence relative à la description aurait quand même été satisfaite : la teneur en éthanol et la quantité relative de yogourt et d'alcool du mélange de Hirshberg s'inscrivent dans les gammes définies dans lesdites revendications.

 

Recommandations de la Commission

 

[81]     Les revendications étant antériorisées, nous recommandons que la demande soit rejetée pour non-conformité à l'alinéa 28.2b) de la Loi sur les brevets.

 

[82]     Comme notre conclusion sur cette question suffit pour statuer sur la demande, il n'est pas nécessaire de se prononcer sur l'irrégularité relative à l'évidence soulignée par l'examinateur.

 

 

 

 

 

 

                  Cara Weir                             Mark Couture                       Christine Teixeira

                  Membre                               Membre                                Membre

 

Décision du commissaire

 

[83]     Je souscris aux conclusions et à la recommandation de la Commission. Comme l'objet revendiqué est antériorisé, et qu'il n'est donc pas conforme à l'alinéa 28.2b) de la Loi sur les brevets, je rejette par les présentes la demande, conformément à l'article 40 de la Loi sur les brevets.

 

[84]     Conformément aux dispositions de l'article 41 de la Loi sur les brevets, le demandeur dispose d'un délai de six mois pour interjeter appel de ma décision devant la Cour fédérale du Canada.

 

 

 

 

                  Sylvain Laporte

                  Commissaire aux brevets

 

                  Fait à Gatineau (Québec),

                  ce 28e jour de mai 2014          

 

                 

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